Riches sans le savoir

J’ai écrit ce billet suite à la tuerie de Parkland. Je n’étais pas certain de vouloir le publier, mais suite aux manifestations des jeunes Américains de la semaine dernière, j’ai décidé de le rendre public. Bonne lecture !  🙂

« Les gens sont riches au Canada… »

Hein ?!?  De quessé ?  D’où pouvait-elle bien sortir ça ?

« Elle », c’était la gentille préposée au comptoir de l’hôtel Howard Johnson de Bellmawr (New Jersey), une banlieue ouvrière de Philadelphie. Oui je sais, Philadelphie est en Pennsylvanie, mais de l’autre côté de la rivière, c’est le New Jersey. Oui oui, je vous le jure !  😉

C’était le lendemain de Massanutten en 2016. Mon père et moi venions de passer la journée à arpenter la merveilleuse Washington (mettons qu’il avait dû m’attendre à quelques reprises quand nous avions à descendre des escaliers) sous un soleil radieux et nous étions sur le chemin du retour. Dépassé 22 heures, voyant quelques hôtels annoncés en bordure de l’autoroute, nous avions décidé de nous arrêter pour la nuit.

La préposée, intriguée par mon accent, me demanda d’abord quelle langue je parlais. « Le français ?  Vous venez d’où ? ». J’avais répondu par le Canada parce que je me doutais bien qu’elle ne connaissait pas vraiment sa géographie, alors lui parler du Québec…

« Il y a des gens qui parlent français au Canada ? ». Ha les Américains… Comment ça se fait que je sais qu’il y a plusieurs millions d’hispaniques aux USA, qu’il y a trois langues officielles en Belgique, quatre en Suisse et qu’eux sont même pas foutus de savoir que ça parle français à 600 kilomètres au nord ?

Pendant que mon père attendait dans l’auto, j’ai tenté tant bien que mal de donner un cours d’histoire du Canada en accéléré. Elle continuait à me poser des questions, visiblement intéressée… et probablement heureuse de parler à quelqu’un parce qu’elle devait foutrement s’emmerder dans ce bled perdu.

Et c’est là qu’elle m’a sorti sa remarque à propos de notre supposée richesse. Euh chère demoiselle, croyez-vous que si nous étions si riches, nous serions ici ?  Parce que bien que mieux coté que le Super 8 voisin, cet hôtel-là tendait vers le miteux sur les bords… On s’est entendus pour dire que les Canadiens n’étaient pas nécessairement riches, mais qu’effectivement, le tissu social faisait qu’il y avait moins de pauvres et que surtout, les pauvres l’étaient moins.

Je songeais à cette conversation en courant le long de la Black Creek, direction est. La veille, j’avais suivi les conseils de Michelle et avais pris la direction ouest jusqu’au parc. Elle m’avait dit que c’était moins « invitant » côté est, vu que la piste bordait des quartiers plus « douteux ».

Elle avait raison. De l’autre côté du canal, Irma avait transformé un quartier populaire en véritable bidonville. Les toitures de vieilles petites maisons arrachées et remplacées par des bâches bleues, des portes et fenêtres placardées avec des planches de bois, des débris amoncelés sur les terrains. Pas l’ombre de la moindre verdure. Plusieurs mois s’étaient écoulés depuis le passage de l’ouragan et visiblement, les habitants de la place n’avaient pas les ressources pour reconstruire le peu qu’ils avaient auparavant.

Je me suis mis à penser : s’il y a un quartier complet qui peut avoir l’air de ça ici, combien peut-il y en avoir ailleurs en Floride ?  Et dans le reste du pays ?

Oui, on est bien de ce côté-ci de la frontière. Tout n’est pas parfait, loin de là. Des inégalités sociales perdurent. Mais jamais à ce point et à si grande échelle. Sans parler de leur obsession maladive pour les armes à feu…

(Non Fred, ne commence pas à chiâler sur ça, non Fred… Respire, oui c’est ça, respire… Et puis merde… Bout de viarge, armer les enseignants, vraiment ?!?)

Dans le fond, cette gentille réceptionniste avait raison: on est riches de ce côté-ci de la frontière.

Matin de semaine

Lu sur l’enseigne extérieure: « Boot camp urbain ». C’est quoi quoi ça, un boot camp urbain ?

Je viens de dévaler de la Gauchetière en sautillant. La neige qui couvrait les rues de notre petite banlieue ce matin n’est pas tombée en ville et il n’y en a plus vraiment qui reste de l’hiver qui s’achève. Mais cette rue, entre Beaver Hall et le quartier chinois est une véritable zone de guerre, alors je la cours comme un sentier. Tout juste avant Bleury, il y a ça. Le boot camp urbain.

Au travers la vitrine, j’observe la demi-douzaine de coureurs qui se tapent des intervalles sur des tapis roulants, les coups de sifflet d’un coach signalant les changements de cadence. Tout près d’eux, d’autres braves s’échinent sur des appareils qu’on retrouve typiquement dans un gym. Il n’est même pas 7 heures, le soleil commence à peine à montrer ses lueurs. Le slogan d’une pub de mon enfance me revient en tête : « Viens jouer dehors ! ». Dire que j’ai envisagé m’abonner à un gym cet hiver pour ménager mon fessier…

Ce matin-là, le thermomètre indiquait -2 degrés. 2 petits centimètres de neige étaient tombés durant la nuit. Pas de quoi fouetter un chat.

Après avoir complété mon échauffement (le seul que je ferai dans la journée, mea culpa)  et enfilé mon coupe-vent orangé-hyper-flashant de Boston 2014, j’ai pris ma frontale dont je n’avais pas vraiment besoin et un brassard réfléchissant. Le but: me faire voir dans la nuit. Une fois le sac Salomon (acheté originalement en vue de l’UTMB, il doit maintenant s’adapter à une autre « carrière ») contenant mon lunch du midi ainsi que quelques trucs utilitaires attaché sur mon dos, j’étais prêt à partir.

Bonne journée mon amour !  Pas de réponse. Elle s’était rendormie. Petit sourire en coin, j’ai éteint la lumière et suis sorti dans la nuit.

Tiens, vent du nord-est ce matin. J’allais l’avoir dans le dos. Premières enjambées un peu raides, mais ça allait mieux que la veille vu que je n’étais pas en lendemain « d’intervalles » (façon de parler). À peine 300-400 mètres franchis, premier obstacle en vue. C’est une situation que j’ai vécue mille fois. À une intersection, un véhicule est arrivé en trombe sur ma gauche. Sa vitesse et son angle d’approche ne laissaient aucun doute : le chauffeur allait à peine ralentir à l’arrêt obligatoire, jeter un œil rapide à sa gauche et s’il n’y avait rien, allait tourner à droite sans regarder. C’est précisément là où je me trouvais.

Déjà que nos rues sont conçues pour être utilisées seulement par des automobiles, quand les automobilistes agissent comme s’ils en étaient les seuls usagers…

Faut croire que je n’étais pas assez voyant. J’ai ralenti, attendu qu’il passe en lâchant quelques jurons, puis repris ma route. Prudemment. Parce que voyez-vous, il s’agissait de ma première sortie sur la neige depuis ma désormais fameuse débarque et comme je trouvais que ça semblait être luisant à certains endroits…

Coin Brébeuf, un pick-up est arrivé en même temps que moi à l’intersection. Lui, il ne pouvait pas me manquer, j’avais la voie libre pour poursuivre sans ralentir.

Erreur. Il est reparti aussitôt. Ben voyons, ne viens pas me dire que tu ne m’as pas vu, du con ! Heille le redneck, c’est-tu si forçant de garder le pied sur le break 2 petites maudites secondes ?!?   Vraiment pas mon matin. Enfin…

Sur la piste multifonctionnelle de la rue St-Laurent, j’ai retrouvé une certaine quiétude et ré-apprivoisé progressivement la surface. Devant, le petit tracteur de la ville poussait la neige. La piste serait dégagée… jusqu’au garage municipal. Après ?  Arrange-toi !

Ben non, ce n’était pas si pire, il n’y avait presque rien. De toute façon, je devais mettre le cap vers le sud et donc reprendre la rue. J’ai croisé un poids lourd qui lui, a remarqué ma présence et dévié sa trajectoire pour me laisser de l’espace. Je l’ai remercié en lui envoyant la main. J’ai pour mon dire que si on montre notre appréciation de leur comportement aux conducteurs, ils vont poursuivre dans la même veine et à long terme, le partage de la route se fera de manière plus harmonieuse. En tout cas, ça ne coûte pas cher d’essayer.

Après un petit arrêt pour cause de feu de circulation (faut bien traverser la route 132 à quelque part), c’était le faux-plat ascendant (quand on s’éloigne du fleuve, c’est normal que ça monte) dans les petites rues de St-Constant. Arrivé à l’école située à 500 mètres de la gare, vérification de l’heure.

5h47, 19 minutes avant le passage du train. J’ai prévu plusieurs parcours alternatifs selon l’heure de passage à ce point, définitivement que ça allait être un des plus longs ce matin…

Après plusieurs spaghettis dans le quartier résidentiel autour, je me suis retrouvé dans le stationnement de la gare avec 2 minutes d’avance. Le temps de marcher pour faire un petit cool down, le train se présentait.

Je prends toujours la première voiture et demeure debout, près de la porte. Mon objectif est double : éviter de trop figer et aussi, être le premier à sortir. Sans compter que je veux éviter de détremper les sièges…

Coup d’œil autour. L’être humain est un être d’habitudes: toujours à peu près les mêmes personnes, assises à peu près aux mêmes places. Ça fait quelque temps que je n’ai pas vu (et entendu) le moulin à paroles qui racontait les détails ennuyants de sa vie à tue-tête et je ne m’en plains pas. Il y a des gens comme ça qui ont le don de faire connaître à qui veut bien (et à qui ne veut pas) l’entendre les menus détails de leur quotidien. Tu sais, Chose, on s’en fout un peu de l’heure à laquelle tu te lèves ou ce que ton boss t’a dit/pas dit/redit hier…

Au bout d’une trentaine de minutes, tout près du terminus, comme à tous les matins, les plus pressés se sont précipités vers la sortie bien avant que le train s’immobilise. Ce qui fait que j’ai eu à contourner 3-4 personnes une fois descendu sur le quai. Le jour où ils en auront marre de se faire frôler par l’illuminé qui court à proximité des trains, peut-être finiront-ils par le laisser sortir en premier ?

Pas bol ce matin, un autre train est arrivé tout juste avant le nôtre. J’ai donc eu à éviter quelques personnes supplémentaires à l’intérieur de la gare en passant devant l’énorme poster d’un Carey Price affichant un timide sourire. Quand j’étais petit, je rêvais un jour d’aller voir jouer le Canadien au vieux Forum. Aujourd’hui, je prends à tous les jours un train qui arrive au centre Bell et honnêtement, le Canadien, gagne ou perd, bof…

Donc, après être passé en courant devant quelques-uns des buildings les plus imposants au pays, je me retrouve le nez collé à une vitre à me demander ce qui peut bien motiver ces gens-là. Comment font-ils ?  Probablement qu’eux se posent la même question quand ils me voient passer. Comment fait-il ?  Le froid, la neige, le vent… Faut croire qu’il y en a pour tous les goûts.

Le feu tourne au vert, je reprends ma course qui se terminera pas tellement plus loin au complexe Guy-Favreau, tout juste après être passé près de l’arche annonçant l’entrée du quartier chinois. De là, je peux me rendre au Saint-Siège, via le fameux Montréal sous-terrain. L’entrée principale étant toujours verrouillée à cette heure matinale, ça demeure le chemin le plus efficace pour me rendre à mon bureau. J’en profite pour effectuer un deuxième cool down à la marche.

Il est 6h50 quand j’arrive à mon poste. Bon, que s’est-il passé dans nos centrales cette nuit ?

Bravo mon champion !

Nous, les coureurs en sentiers, avons un sixième sens. Perdre l’équilibre, ça fait partie de notre « quotidien ». Nous sommes habitués de redresser des situations périlleuses et éviter les chutes. Surtout que nous, les Québécois, qui courons l’hiver. Le sol glissant et les changements de texture, ça nous connait. Et quand nous tombons, c’est contrôlé. Nous savons limiter les dégâts, nous. Glisser et se péter la fiole comme Eugénie Bouchard ?  Pffff… Jamais !

Ben oui mon homme, c’est ça qui arrive quand on crache en l’air… Il y a quelques secondes, tu as fait une belle erreur de débutant. Tu ne te méfiais pas. Une petite neige avait commencé à tomber, elle recouvrait l’asphalte. No big deal. La neige, tu connais ça. Mais t’avais oublié les quelques plaques de glace qui étaient encore là, recouvrant quoi, 1% du sol ? 1%, c’est rien, mais quand il est camouflé sous la neige…

Ça fait que tu courais insouciamment. Et sous la neige, sans que tu sois assez intelligent pour le prévoir, une petite section de glace recouvrait l’asphalte. Avant même que tu t’en rendes compte, ton pied est parti vers l’avant et ton corps, vers l’arrière. Ta tête a heurté violemment le sol. Bravo mon champion !

Monsieur… Monsieur…

Dès l’impact, je me suis dit: « Non, pas la tête ! ». Une commotion, je n’ai vraiment pas le goût. Ça voudrait dire plusieurs jours, peut-être des semaines sans courir. Et les maux de tête, la fatigue… Sans compter l’absence au travail. Non, s’il-vous-plaît, pas de commotion…

Monsieur ! MONSIEUR !!!

OK, on arrête le chrono (j’ai la présence d’esprit de le faire, ce qui me rassure un peu), on essaie de se relever et on tâche de répondre à la dame qui a vu ma pirouette et dont le timbre de voix semble contenir certaines intonations de panique.

Je vous ai vu tomber, votre tête a cogné vraiment fort par terre. Je vais aller vous reconduire chez vous.

Les gens sont vraiment gentils. J’hésite avant d’accepter son offre. Maintenant à quatre pattes, je constate les dégâts: définitivement rien de cassé et la tête, à mon étonnement, ne me fait pas vraiment mal. En superficie, un peu, mais rien de plus. Tiens, une tache rouge sur la glace… Une plante qui a gelé là ?  Quelle plante est rouge comme ça, donc ?

Je prends un peu de neige, l’applique à l’endroit où ma tête est sensible. Quand je la retire, elle est pleine de sang. Oups…

Vous saignez… Ça va vous prendre des soins. Venez, je vais aller vous reconduire chez vous…

Mon cerveau semble fonctionner comme d’habitude (je n’irais pas jusqu’à utiliser l’adverbe « normalement » dans mon cas) et je me sens relativement bien physiquement. Je réussis à convaincre la dame que je vais être en mesure de me rendre à la maison par mes propres moyens, surtout que je viens tout juste de commencer ma sortie (mon chrono a été arrêté à 2:40) et je ne suis vraiment pas loin.

Je prends donc le chemin de la maison en marchant. Puis me dis que tant qu’à faire, aussi bien me rendre à la course. Mollo, là… Pas si mal. Bah, pourquoi pas un petit tour du quartier ?  Tant que je ne m’éloigne pas trop. Un tour du quartier voisin peut-être ?

Quand on dit que j’ai la tête dure… J’ai donc poursuivi ma course prudemment, en demeurant à l’affût des symptômes. Nausées ?  Étourdissements ?  Maux de tête ?  Non, non et non.

Après une quinzaine de minutes, j’ai jeté un œil à ma casquette. Ensanglantée. Quelques minutes plus tard ?  Elle n’avait pas empiré, alors je me suis dit que ça avait arrêté de saigner. Grand champion, je vous dis…

Quand je suis arrivé à la maison après avoir couru le temps que j’avais prévu faire, Barbara était sur FaceTime avec sa mère et était en train de lui raconter comment son amie Louise était tombée sur la glace pendant qu’elles promenaient les chiens au parc. Elle aussi s’était cogné la tête.

Ah ben, une autre qui n’est pas capable de se tenir debout !

J’ai dit ça en agitant ma caquette. Pas ma meilleure idée. Tout de suite, ma douce s’est précipitée et a évalué les dégâts. Verdict: « Ça va te prendre des points de suture ».

Joli, hein ?

Nah, ça va s’arrêter tout seul. C’est en enlevant mon coupe-vent que j’ai constaté à quel point ça pouvait saigner: il était maculé. Ouin… Une fois dans la douche, j’ai bien dû me rendre à l’évidence qu’il n’y avait pas grand chose à faire. J’ai bien tenté de négocier, mais rien à faire, alors aussi bien me résigner: j’allais devoir aller perdre le restant de mon dimanche à la supposée urgence…

Louise, qui avait des symptômes de commotion cérébrale, fit également partie du voyage. On me dit que pour que des points de suture soient efficaces, il fallait qu’il soient appliqués au maximum 8 heures après la blessure. Je me disais donc que je ne m’en sortirais finalement pas trop mal.

Eh non. Comme plusieurs personnes étaient tombées ce jour-là et que mon cas était loin d’être prioritaire, c’est 12 heures plus tard que je suis sorti, le cuir chevelu recousu (il semblerait qu’il y a eu au moins 6 points, je ne sais pas moi, je n’ai pas la faculté de voir à cet endroit) et coiffé d’un pansement retenu par un joli filet. Sexy vous dites ?  Je vous épargne l’image.

Vas-tu faire attention la prochaine fois, champion ?

Après quelques jours, il semblerait que ça guérit bien. Pas près de me faire couper les cheveux, par contre…