Du Queens à Central Park: Marathon de New York, suite et fin

Je me retourne pour apercevoir le lapin de 3h10, qui devrait logiquement être 30 secondes derrière moi. Rien. J’ai perdu ma partenaire, qui a maintenant une cinquantaine de mètres de retard sur moi. Je ne la reverrai plus. J’envisage la suite des choses: puis-je réaliser un negative split ?  Mes affaires vont bien, mais je me sens peut-être un peu juste. Aussi, il y a deux obstacles majeurs dans la deuxième partie du parcours: le Queensboro Bridge autour du 25e kilomètre et la montée dans Central Park, autour du 37e. Donc, une deuxième moitié plus difficile que la première. Un 3h09 serait plus qu’excellent dans les circonstances, mais un 3h10 demeure un objectif plus réalisable.

Le pont est exposé au vent et je suis seul comme un beau crétin. En plus, la vue est plutôt quelconque. Heureusement, je me retrouve dans le Queens assez rapidement. Sauf que le Queens, ça demeure… le Queens. C’est un quartier dur par endroits et pour la première fois, il y a même des coins où on se sent comme à Montréal: personne sur les côtés. Ça fait bizarre.

Tiens, une spectatrice toute seule… Comme je passe, elle lance: “Vive la France !” (il y a beaucoup de Français dans la course). Une touriste ma parole !  Mais qu’est-ce qu’elle fait spécifiquement ici ?

Arrive le Queensboro Bridge qui nous amènera sur Manhattan. J’entame la montée, longue, très longue. Encore un pont Jacques-Cartier, mais en plus long il me semble. Et sur le béton de l’étage inférieur, alors pour la vue, on repassera. On se sent comme si on était enfermé dans une cage géante, condamné à courir en montée pour l’éternité. D’ailleurs, mon GPS ne semble pas apprécier particulièrement lui non plus: la cadence qu’il lit devient complètement fuckée. Voir si je vais à 6:00/km, woh minute ! Bah, pas grave, je me dis que ça pourrait l’aider à mieux “recoller” à la réalité du parcours côté distance et que ma cadence moyenne sera peut-être plus fiable.

Je rejoins pas mal de monde dans la montée, dont un gars qui court avec un Camelbak. Comment, ils l’ont laissé partir avec ça ?  C’était pourtant bien spécifié dans les règlements. Avoir été certain qu’ils me laisseraient partir avec mon UltraSpire…  En même temps, ça va bien avec ma ceinture, je n’ai pas trop à me plaindre. Finalement, je ne vois plus la tête des coureurs qui sont loin devant moi, preuve qu’ils ont commencé la descente. Ça a l’air que ça finit un jour, cette montée-là.

Je passe le 25e kilomètre, mais le temps indiqué n’allume rien dans mon esprit. Ai-je beaucoup ralenti ?  Aucune idée. Quand je dis que mon cerveau gauche est dans le cirage… Finalement, j’arrive à la descente. Je m’applique à la faire en enchainant les petites enjambées rapides, question de ne pas taxer mes genoux. J’ai hâte qu’on laisse le béton, je déteste courir sur cette surface. C’est tellement dur…

Tout en bas, Manhattan, notre quatrième borough. Comme nous foulons le sol de l’île, les spectateurs refont leur apparition (ils étaient interdits d’accès au pont) et leurs cris forment un véritable mur. Je me sens comme une rock star à son arrivée sur scène. Wow, quel accueil !

Passage au 16e mille, je me dis qu’il n’en reste plus que 10, donc 16 kilomètres. Une sortie de semaine, rien de plus. Dans 2 petits kilomètres, les deux tiers du parcours seront derrière moi. Allez, on tient le coup !

Devant moi, une autre interminable ligne droite: 6 kilomètres à faire sur la première avenue avant de se retrouver dans le Bronx. Tout le monde a entendu parler des avenues célèbres de Manhattan: Broadway, Park, la cinquième. Mais la première ?  Il y a une raison pour ça: parce qu’il n’y a rien !  Ben rien, on s’entend là: on y retrouve évidemment énormément de bâtisses, probablement des tours à bureaux ou des condos. Mais des choses intéressantes ?  Pas vraiment. Pour moi, c’est un autre long et large boulevard où des milliers et des milliers de spectateurs sont massés. Et sur lequel 50000 débiles vont passer en courant aujourd’hui. À part ça…

Autour du 17e mille, deux gars passent à côté de moi. Ils ont l’air “faciles”, alors je décide de les suivre. Comme depuis le début, le vent tourbillonne, arrivant parfois de la droite, puis changeant brusquement de direction pour nous ramasser sur la gauche. Ou vice-versa. Bref, mes nouveaux amis me servent plus de guides pour la cadence que d’abri contre le vent.

“Glory Days” de Springsteen joue à une cheering station (comme s’ils avaient besoin de ça ici…). Je ne sais pas pourquoi, je me mets à chanter en même temps que le Boss. Mes compagnons se retournent, l’air surpris. Ou peut-être que leurs oreilles ont été écorchées ?  Ouais, je peux sembler être “en dedans” moi aussi. Pourtant non. Je suis correct, mais pas plus.

30e kilomètre, temps de passage dans les 2h14. Petit calcul rapide: à 5 minutes au kilomètre, je ferai autour de 3h14. Non, pas acceptable. Pas aujourd’hui où ça va plutôt bien merci depuis le début. Je peux définitivement faire mieux si je ne fais pas de connerie. Allez, du nerf, ce n’est pas le temps de se relâcher !

Comme ça arrive souvent (et ça m’est arrivé aussi), nous sommes maintenant rendus au point où les organismes commencent à en arracher. La plupart des coureurs font un maximum de 30-32 kilomètres à l’entrainement et il arrive qu’à partir de là, ça flanche. Aussi, comme on court plus vite en course, il se peut que plusieurs se soient surestimés. Donc, quelques-uns se sont mis à marcher, probablement pris de crampes. Ça aussi, ça m’est déjà arrivé !

Toujours est-il que quand ça va bien, voir les autres qui vont mal me donne toujours un boost. C’est pervers, mais c’est comme ça. Tout comme à Ottawa l’an passé, je me dis: “Amenez-les vos kilomètres !”. Et pour être certain de mon affaire, j’avale un gel full-octane chocolat-bleuets à la vue d’un point d’eau.

Sauf que ce n’est pas un point d’eau, c’est un point de… gels !  Des gentils bénévoles distribuent des gels Power Bar, ceux que j’aime bien prendre quand il fait -15 degrés. Autrement, je les trouve trop liquides: ils coulent sur les doigts qui deviennent tout gommés, beuh… Je passe donc mon tour et reste avec mon GU qui est maintenant bien collé dans ma bouche. Bout de viarge, il n’y a plus d’eau ou quoi ?  Je me rabats sur mon GU Brew, mais c’est pas mal moins efficace que l’eau pour passer un gel. Je finirai par l’avoir, environ 500 mètres plus loin.

Je ne sais pas ce qui s’est passé au “point de gels”, mais un de mes compagnons a glissé derrière et ne revient plus. Bon ben, on n’est plus que deux. Ha, un petit pont, ça doit être ça qui va nous amener dans le cinquième borough: le Bronx. Le vent y est toujours présent. Je m’accroche de mon mieux à mon partner qui a encore l’air très fort. Sur le pont, c’est de nouveau la désolation. Ça fait bizarre de passer de la foule à plus personne du tout.

PatrickBernal

Mon partner Patrick Bernal et moi traversant le pont nous amenant dans le Bronx

Arrivés dans le Bronx, constatation: c’est foutrement moche. C’est industriel ou manufacturier, je ne sais pas trop. Mais c’est moche. Se présente ensuite un quartier plus résidentiel qui sauve un peu la mise, mais quand on a 32 kilomètres dans les jambes, bof… En plus, mon gel ne semble pas vouloir fonctionner. Ça vaut la peine de les payer plus chers, ces foutus “full octane” !

Nous tournons sur la 138e rue (le Queensboro nous avait amenés à la 59e !) et sur celle-là, un joyeux détour de merde que mon amie Maryse aurait détesté à mourir. J’y pense et un sourire me vient aux lèvres. Je l’entends chiâler d’ici…

Dans le détour, je profite d’un virage pour dépasser devant mon Partner par l’intérieur. Il me fait le coup au virage suivant. Ha ben mon espèce de toi là !  De retour sur la 138e rue, nous devons prendre un virage assez large pour nous diriger vers le Madison Avenue Bridge qui nous ramènera à Manhattan. La fatigue commence définitivement à s’installer dans le peloton car tout le monde demeure à l’extérieur de la courbe, suivant sagement le coureur devant. Il y a de l’espace en masse pour couper le coin, les clôtures pour les spectateurs nous indiquant le chemin à suivre. Je ne me gêne donc pas et longe les barrières à l’intérieur du virage, dépassant par le fait même une cinquantaine de personnes. Pensez-vous sérieusement que l’élite est passée par l’extérieur ?  Vous savez, le parcours est mesuré par le chemin le plus court… Mon partner semblait vouloir suivre la masse, alors je le laisse derrière. Il faut croire qu’il n’était pas si “facile” que ça: je ne le reverrai plus lui non plus.

21e mille, retour à Manhattan, dans le fameux quartier Harlem. Ouf, le Bronx et sa déprime sont choses du passé. Prochain objectif: Central Park. Je ne sais pas pourquoi, le simple fait d’avoir shifté tant de monde sans forcer m’a donné des ailes. Ben, si on peut avoir des ailes après 34 km de course…  J’avale un dernier gel, expresso celui-là, puis me mets à la recherche d’arbres au loin. Coup d’oeil au GPS en même temps qu’un kilomètre se termine: 4:16 !  Nah, ce n’est pas possible, je ne peux pas aller à une telle cadence. Je prends cette information avec un grain de sel… mais ça fait tout de même plaisir à voir !  🙂

Ha, des arbres, ça y est, j’arrive au parc. Erreur. En fait, j’arrive au Marcus Garvey Memorial Park, un petit parc que nous devons contourner. Grr, encore un détour qui fait ch… Après avoir fait ledit détour, je me retrouve au niveau de la 120e rue. Il commence où, votre foutu parc ?  Au loin se dresse l’Empire State Building. Cout’ donc, est-ce qu’il va falloir que je me rende jusque là ?!?  Je sais bien que non, vu qu’il est sur la 34e, mais à un moment donné, un gars commence à se poser des questions.

L’irritation commence à monter en moi. La petite euphorie que j’ai traversée à été bien éphémère. Je sens mes jambes qui commencent à demander grâce. Entre autres, mon mollet droit envoie des signaux: une douleur commence à s’installer dans sa partie supérieure. Près du genou. Je n’aime vraiment pas ça. Allez, tiens le coup, il ne reste même pas 7 kilomètres !

À mesure que la course a progressé, les coureurs se sont espacés. Et à une intersection non gardée par un policier (ça doit bien être la seule), des gens commencent à traverser la rue devant moi. Les premiers ont attendu qu’il y ait un bon espace pour le faire, mais vous connaissez la théorie du bétail: quand le monde commence à traverser, les autres suivent sans se poser de question et sans regarder. C’est que j’approche, moi là !  Et pas question de casser mon rythme, surtout en fin de course. Je laisse donc échapper un “Come on guys, GET OUT OF THE WAY !!!”. J’ai réussi à retenir les gros mots, je ne sais pas comment parce que je suis hors de moi. Les derniers du groupe obtempèrent et accélèrent leur traversée. Je réussis tout juste à passer sans ralentir ni dévier ma route.

Bon, ce petit incident va peut-être m’envoyer une dose d’adrénaline dans le système…  J’attends un peu, mais non. Rien. Shit, j’en aurais bien pris. Heureusement, devant moi, sur la droite, je commence à voir LES arbres tant attendus. Enfin, la 110e rue et Central Park !  Nous allons finalement laisser les rues de la ville et nous promener dans le parc !

Déception: le parcours continue de suivre la 5e avenue. Merde. Et c’est la montée du 23e mille qui se pointe devant. Encore une fois, rien de très abrupt, mais elle semble s’étendre à l’infini. Je l’entame, tâchant de conserver un rythme constant tout en raccourcissant les enjambées. Je regarde les rues défiler: 105, 104, 103. Sur la gauche, des édifices résidentiels où habitent plusieurs célébrités. Sur la droite, le parc, qui nous semble interdit d’accès. Devant, la 5e avenue, qui ne finit plus de monter.

Sur les côtés, j’entends un homme dire à sa femme: “This is the hardest part of the course”, ce à quoi je réponds: “Yeah, and it’s fucking hard !”. Oups, j’ai sorti le gros mot dans l’un des quartiers les plus cossus de New York. Le fameux f-word que les Américains essaient d’éviter à tout prix. Moi qui m’attendais à des rires suivis d’encouragements (un peu comme si j’avais dit “Ouais, pis c’est dur en tabarnak !” au Québec), je suis accueilli par un silence. Au Marathon de New York. Faut le faire, quand même !

Bah, tant pis pour eux s’ils sont trop coincés, je poursuis ma route. J’ai tout de même un marathon à finir, moi ! Je vois passer un kilomètre sur mon GPS: 4:47. Ok, la montée ne me ralentit pas trop. Mais quand même…  Je ne sais plus si je vais être en mesure de descendre sous les 3h10. Vivement la pente vers le bas pour rattraper le temps perdu.

Finalement, la 90e rue arrive et avec elle, la fin de la montée et l’entrée dans le parc. Ça fait tout de même un mille complet en pente ascendante que je viens de me taper, ce n’est pas rien. Toutefois, je suis très encouragé par le nombre de personnes que j’ai dépassées. Dans le parc, j’entame la descente. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai dans ma petite tête que ce sera ainsi jusqu’à son extrémité sud. Ben oui, chose…

Ce que la mémoire, ça peut être sélectif quand ça veut. Je devrais pourtant me souvenir que Central Park, c’est tout sauf plat. Ha, encore une fois, pas des grosses côtes, mais de belles ondulations. Et c’est super beau, avec les arbres autour, les talus en haut desquels des milliers de spectateurs sont rassemblés pour nous encourager. Le sentiment est un peu surréaliste. La réalité me rejoint toutefois: ça monte et ça descend. Sans cesse.

Ok, je vais avoir une idée plus claire de mon temps final quand je traverserai le point de chronométrage du 40e kilomètre. Si je suis en bas de 3 heures, mon 3h10 est plus qu’envisageable, vu que je me laisse 4:30 par kilomètre, plus 1 minute pour les derniers 200 mètres (le cerveau gauche a repris ses droits, on dirait). Mais en haut de 3 heures… Regard inquiet au GPS: 3:00:22. Merde, 22 secondes à rattraper. Aille aille, ça va être juste. Ça va être très juste !

Je me retourne pour voir si le lapin est là, toujours rien. Je voudrais bien donner un petit coup de plus, accélérer pour aller chercher les secondes manquantes, mais je me rends bien compte que le volume d’entrainement qui me permettait de le faire l’an passé n’est tout simplement pas là cette année. Après ça, on viendra me dire qu’il faut courir moins pour aller plus vite. Yeah right !

Ça descend à la sortie du parc, peut-être que… Nous déboulons sur Central Park South et c’est la marée humaine qui nous attend. Les gens sont quoi 5, 10, 20 de profond ?  La densité de la foule est incroyable. Et elle crie, elle crie… Mais je n’entends rien, toute mon attention est maintenant portée sur le bout de la rue d’où nous entrerons à nouveau dans le parc.

J’essaie de tenir un rythme élevé, à la limite de mes capacités. Il ne faut pas que ça lâche. Je voudrais tellement un “0” comme deuxième chiffre sur mon temps. Juste pour dire que j’ai fait SOUS 3h10… Nous passons une pancarte: ½ mille à faire. 800 mètres. Je regarde le chrono: il me reste à peine plus de 3 minutes. Shit, je vais manquer de temps !

J’essaie d’appuyer, encore et encore. Je dépasse plein de monde, mais un gars me dépasse. Je le félicite pour son pace, car je suis incapable de le soutenir. Arrive l’entrée du parc. J’essaie d’y aller le plus efficacement possible, en choisissant une trajectoire à la fois serrée et qui me permettra de conserver ma vitesse. Je manque un peu mon coup et dois relancer la machine.

J’aurais dû m’y attendre, mais je ne l’ai pas vu venir: ça monte en entrant dans le parc. Double shit !  Ça ne monte pas beaucoup, mais juste assez pour me rentrer dedans. 400 verges à faire. Normalement, c’est le relâchement, on se dit que c’est fini, on est soulagé. On est dans le fameux dernier kilomètre. Mais là, je veux absolument faire sous les 3h10. Je ne sais toujours pas pourquoi, d’ailleurs. Je donne tout ce que j’ai.

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Dans les derniers mètres…

À la pancarte des 100 verges, il ne me reste plus qu’une poignée de secondes et je dois m’avouer vaincu. Je franchis la ligne avec le sourire, fier de ma deuxième meilleure performance à vie. Et heureux d’avoir joué au petit jeu de la performance à la fin, même si je n’ai pas réussi. Je me suis bien amusé.

Temps à l’arrivée: 3:10:08.

De Staten Island jusqu’au Queens: le premier demi à New York

Coup de klaxon et c’est le départ. ENFIN !!!

Aussitôt, on entend les premières notes du fameux “New York, New York” de Sinatra. Je n’aime pas Sinatra et son style de musique non plus, mais cette chanson-là aura toujours un petit quelque chose. En plus, je ne sais pas s’il y a un système de haut-parleurs installé sur le pont ou si c’est ajouté seulement pour l’événement, mais la chanson jouera tant et aussi longtemps qu’on y sera. Quand j’entends la phrase: “If we can make it there” (le “I” de la version originale a été changé par un “we” dans celle-ci), je sens ma motivation monter d’un cran.

La course commence par une montée en pente plutôt douce, un peu comme le pont Jacques-Cartier. J’essaie de demeurer avec le lapin de 3h15, mais son rythme trop lent me fatigue. Un premier kilomètre en 4:57 ?  Nah, définitivement trop lent, alors je pars et le laisse derrière. J’en ai maintenant fait une habitude, alors…

Nous, les “bleus” (c’est nous qui faisons exactement le même parcours que l’élite, soit dit en passant) occupons la partie de droite de l’étage supérieur du pont. Les orangés courent à côté de nous sur la gauche et les verts, quelque part en dessous. Mon réflexe est de me concentrer sur mon rythme, ma foulée, ma course quoi. Mais je me rappelle que je suis ici pour visiter un peu, alors je regarde sur ma gauche. La vue sur Manhattan est imprenable. Quelle belle ville, quand même ! Je suis sorti de mes rêveries par deux bonshommes qui avancent à pas de tortue. Malgré tous les contrôles, il y en a toujours qui réussissent à se placer au mauvais endroit au départ et qui nuisent. Je les contourne en bougonnant, puis reprends mon chemin. Pour le reste, tout se déroule bien dans le peloton. L’organisation a vraiment bien réparti les coureurs.

Dans la descente, quelques uns défient les consignes et risquent la disqualification en soulageant la pression. On voit ça à tous les marathons, c’est immanquable. Au fur et à mesure que je descends, je vois ma cadence moyenne qui s’améliore. Bon, ça se replace, mes affaires…  Finalement, nous aurons franchi plus de 3 kilomètres sur ce pont. Une fois rendu en bas, je sais que le vent sera moins mordant, alors j’enlève mes manches. Il fait peut-être même assez chaud pour retirer mon coupe-vent au complet et le laisser à Barbara en passant. À voir tantôt.

En arrivant à Brooklyn, le deuxième borough que nous visiterons aujourd’hui, je remarque les coureurs des autres groupes qui passent au-dessus de nous ou à côté. Ça fait bizarre de ne pas suivre exactement le même parcours. Quant à nous, nous sommes sur la 4e avenue, une artère commerciale et… plutôt moche. En effet, l’urbanisme y est très ordinaire et les magasins, pas tellement attirants. Ça me rappelle la rue quétaine de Niagara Falls ou la rue Chestnut de Philadelphie. On dirait que toutes les bâtisses sont vieilles et entretenues au minimum. L’environnement idéal pour se concentrer sur sa course. Mais bon, c’est très large: trois voies de chaque côté. Le groupe orangé occupe toujours le côté gauche et nous, le côté droit.

Je croise la 95e rue. Je m’attends à voir Barbara, ma soeur Élise et son amie Mimi entre les 10e et 20e rues, alors j’ai du temps devant moi. J’observe les styles de course qui, comme chez les golfeurs du dimanche, varient beaucoup d’une personne à l’autre. Certains font de longues enjambées, d’autres ne bougent pas les bras, etc. D’ailleurs, j’aimerais bien me voir courir. Il semblerait que je n’ai pas l’air tellement viril. Que voulez-vous…

Ha le vent tant annoncé… Il est plutôt présent et très difficile à jauger à cause des nombreux édifices. J’essaie de m’abriter derrière certains coureurs, mais je n’arrive jamais à trouver l’angle idéal pour me protéger. Depuis le milieu de pont, je suis un Danois (c’est écrit sur son t-shirt, je n’ai tout de même pas deviné) et je me rends compte que ma cadence moyenne est maintenant à 4:22/km depuis le début. Ho ho, woh les moteurs !  Plus rapide qu’à Philadelphie ?  No way, je dois ralentir, sinon je vais me planter. Je le laisse donc aller et jette mon dévolu sur un gars qui est vêtu d’une simple paire de shorts.

C’est qu’il ne doit pas avoir chaud, la bedaine à l’air comme ça… Et effectivement, après une bourrasque de vent, il enfile… une tuque !  Et une grosse en laine, pas une petite tuque moumoune de coureur. Un gars qui court torse nu avec une tuque sur la tête. Only in America !  D’ailleurs, il l’avait cachée où, sa tuque ?

Bon, celui-là semble ralentir tout d’un coup, alors je le dépasse. Il va trouver le chemin long, je pense. Nous passons le premier point d’eau au niveau du 3e mille. Ouch, ça c’est un point d’eau !  Il occupe les deux côtés de chacune des deux moitiés de l’avenue. Des bénévoles, en voulez-vous, en v’là !  Bien décidé à ne pas me déshydrater, je prends un verre d’eau au passage. Tout au long de la course, j’alternerai eau et Gatorade (encore une fois au citron, bout de calv… !) avec le GU Brew que je traîne dans ma ceinture.

Passage au 5e kilomètre: 22:12. Premier constat: mon GPS est déjà décalé. Deuxième constat: pas de record personnel pour aujourd’hui car je suis 12 secondes en retard. Et je n’ai aucunement l’intention de le battre. Par contre, j’aimerais bien faire mieux qu’à Ottawa en 2012 et pourquoi pas, descendre sous les 3h10. En tout cas, ça va plutôt bien car je sens que je dois me retenir. Et c’est parfait ainsi.

Les verts se joignent à nous au niveau de la 77e rue, mais on ne sent aucun effet du petit surplus de coureurs. On dirait vraiment que tout a été pensé, il n’y a pas à dire. Je me concentre donc sur le parcours. L’avenue, en plus d’être ennuyante, a l’aimable particularité d’être une longue ligne droite composée d’une série de faux-plats alternant entre le descendant et l’ascendant. Je me méfie de ces faux-plats, ils ont le don de rentrer dans les jambes et gruger l’énergie…

À partir de la 30e rue, je commence à surveiller plus attentivement sur les côtés, au cas où j’apercevrais mon fan club. Et à partir de la 20e, je surveille de très près. Depuis quelques minutes, j’anticipe ce petit moment de bonheur où je m’arrêterai pour embrasser la femme de ma vie, donner un high five à ma soeur et son amie, puis repartirai recrinqué comme un ressort.

Peut-être suis-je distrait à cause du passage au 10e kilomètre (44:29) qui se fait à peu près en même temps. Peut-être aussi que j’ai commencé à regarder de l’autre côté de l’avenue quand je suis arrivé au niveau de la 12e. Peut-être ne les ai-je pas aperçues parmi la foule très dense qui occupe les côtés du chemin. Toujours est-il qu’elles sont là, au niveau de la 10e rue, sous un viaduc, du même côté que moi. Et je les rate. Même chose pour elles qui ne voient que des milliers de coureurs qui arrivent tel un raz-de-marée arrive sur un plage.

Moi qui n’avais pas eu de down depuis le début, j’avoue que ce mini-épisode vient me déranger un peu. En plus, comme pour me narguer, se dresse devant moi, tout au bout de l’avenue, le One Hanson Place Building dont la forme me rappelle beaucoup un doigt d’honneur. Ha oui ?  Ben va te faire foutre aussi, espèce de building à la con !

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Le One Hanson Place dans toute sa provocation

Bon, je me remets tout de même rapidement de ce petit épisode moins heureux. Dès le 7e mille, je remarque que nous passons par un point de chronométrage. À partir de maintenant, en plus d’être enregistrés à tous les 5 kilomètres, nos temps de passage le seront également à tous les milles, le tout retransmis en direct sur internet afin que les gens puissent suivre leur coureur à distance.  En tout cas, quelqu’un qui veut tricher dans de telles circonstances devra faire preuve d’une belle imagination !

Finalement, après 13 km de course (dont presque 10 exclusivement sur cette 4e avenue !), à la hauteur du doigt d’honneur, nous tournons sur Flatbush. À cet endroit, les trois parcours convergent en un seul et c’est tout le monde ensemble que nous entamons la montée sur LaFayette. Et c’est ce moment que je choisis pour avoir mon premier down. C’est bizarre, le corps humain. Je suis bien reposé, bien hydraté. J’ai seulement 13 km de parcourus à 4:24 – 4:25 de moyenne et il m’envoie des signes comme si j’étais fatigué. Pourtant je ne le suis pas, mais mon subconscient commence à dire à mon corps de ralentir.

J’enfile donc un gel, à saveur caramel-salé (je sais, ça peut paraître bizarre, mais c’est très bon) en montant, tâchant de synchroniser le tout avec un point d’eau. J’ai beau avoir de l’expérience, à chaque fois que je frappe un down en début de course, j’envisage l’abandon. Pourtant, je devrais savoir, surtout que je n’ai jamais abandonné…

15e km: 1:07:02. Mon ordinateur mental s’emballe. Ça veut dire quoi en termes de cadence réelle ?  Mon GPS est à 4:25, mais la supposée réalité, elle est à combien ?  Après une ou deux minutes, mes pensées sont trop embrouillées et je laisse tomber. Pourtant, le calcul n’était pas si compliqué, mais que voulez-vous, en course, il arrive que le cerveau…

Sur Bedford Avenue, je commence à sentir que les choses se replacent. Aussi, mes genoux continuent de faire leur travail sans broncher. Quant à ma mini-périostite, elle se tient à carreau. Le gel ayant fait son effet, tout baigne.

Bon, mon cerveau gauche a beau être en mode “repos”, le droit, de son côté, fonctionne parfaitement. Il me permet donc de remarquer que depuis peu, je suis en mode yoyo avec une jolie jeune femme au visage rousselé. Elle est grande, au moins 5’8” et relativement costaude. Ça m’avait frappé à Boston et c’est le même phénomène ici: je suis impressionné par le nombre de femmes “ordinaires” qui vont au même rythme que moi. Par “ordinaire”, je veux parler de femmes qui ne sont pas montées sur un frame de chat et qui pèsent moins de 100 livres comme les athlètes d’élite, mais qui sont constituées “normalement”. À Ottawa, j’avais fait la course entière seulement avec des hommes. À Philadelphie, c’était un peu moins vrai, mais rien à voir avec Boston et ici, où il y a beaucoup de femmes qui tiennent un rythme sous les 3h10. Quand on pense que toutes les dames qui courent sous 3h35 se qualifient pour Boston, ça donne un bon indice sur leurs qualités athlétiques. Chapeau bien bas…

Toujours est-il que la jeune femme en question et moi jouons au chat et à la souris. Elle me devance dans la montée, je m’accroche à elle pour ensuite la dépasser dans la descente. Puis nous recommençons le manège. Et le tout sans échanger le moindre mot, le moindre regard. Ça arrive souvent en course sur route: des “liens” se créent ainsi, sans se parler.

JuliaBezgin

Julia Bezgin, 31 ans, ma partner de course entre les kilomètres 15 et 20. Elle terminera avec un excellent 3:14:44

Nous passons au 20e kilomètre en 1:29:37. Bon, j’ai encore ralenti. Les combinaisons montées-descentes ajoutées au vent tourbillonnant commencent peut-être à faire leur oeuvre. Mais en même temps, ça me fait sourire quand je me rappelle mon premier Tour du lac Brome que j’étais tout fier d’avoir fait en 1h36. Il est loin, ce jour-là…

Arrive ensuite un pont que je ne connais pas. Serait-ce le Queensboro Bridge ?  Traverserait-on sur Manhattan tout de suite ?  J’avais dans mon idée que c’était autour du 25e kilomètre que nous retournions en ville. Bon ça y est, je suis encore tout mêlé, moi là !

Finalement, il s’avère que je me retrouve sur le Pulaski Bridge, qui permet de passer de Brooklyn au Queens, le troisième des cinq boroughs de New York. Et sur le pont, j’atteins la mi-parcours où j’aurai vraiment une bonne idée de ma progression. Le verdict: 1:34:30. Je suis exactement sur un rythme de 3h09. Hum…