Coup de klaxon et c’est le départ. ENFIN !!!
Aussitôt, on entend les premières notes du fameux “New York, New York” de Sinatra. Je n’aime pas Sinatra et son style de musique non plus, mais cette chanson-là aura toujours un petit quelque chose. En plus, je ne sais pas s’il y a un système de haut-parleurs installé sur le pont ou si c’est ajouté seulement pour l’événement, mais la chanson jouera tant et aussi longtemps qu’on y sera. Quand j’entends la phrase: “If we can make it there” (le “I” de la version originale a été changé par un “we” dans celle-ci), je sens ma motivation monter d’un cran.
La course commence par une montée en pente plutôt douce, un peu comme le pont Jacques-Cartier. J’essaie de demeurer avec le lapin de 3h15, mais son rythme trop lent me fatigue. Un premier kilomètre en 4:57 ? Nah, définitivement trop lent, alors je pars et le laisse derrière. J’en ai maintenant fait une habitude, alors…
Nous, les “bleus” (c’est nous qui faisons exactement le même parcours que l’élite, soit dit en passant) occupons la partie de droite de l’étage supérieur du pont. Les orangés courent à côté de nous sur la gauche et les verts, quelque part en dessous. Mon réflexe est de me concentrer sur mon rythme, ma foulée, ma course quoi. Mais je me rappelle que je suis ici pour visiter un peu, alors je regarde sur ma gauche. La vue sur Manhattan est imprenable. Quelle belle ville, quand même ! Je suis sorti de mes rêveries par deux bonshommes qui avancent à pas de tortue. Malgré tous les contrôles, il y en a toujours qui réussissent à se placer au mauvais endroit au départ et qui nuisent. Je les contourne en bougonnant, puis reprends mon chemin. Pour le reste, tout se déroule bien dans le peloton. L’organisation a vraiment bien réparti les coureurs.
Dans la descente, quelques uns défient les consignes et risquent la disqualification en soulageant la pression. On voit ça à tous les marathons, c’est immanquable. Au fur et à mesure que je descends, je vois ma cadence moyenne qui s’améliore. Bon, ça se replace, mes affaires… Finalement, nous aurons franchi plus de 3 kilomètres sur ce pont. Une fois rendu en bas, je sais que le vent sera moins mordant, alors j’enlève mes manches. Il fait peut-être même assez chaud pour retirer mon coupe-vent au complet et le laisser à Barbara en passant. À voir tantôt.
En arrivant à Brooklyn, le deuxième borough que nous visiterons aujourd’hui, je remarque les coureurs des autres groupes qui passent au-dessus de nous ou à côté. Ça fait bizarre de ne pas suivre exactement le même parcours. Quant à nous, nous sommes sur la 4e avenue, une artère commerciale et… plutôt moche. En effet, l’urbanisme y est très ordinaire et les magasins, pas tellement attirants. Ça me rappelle la rue quétaine de Niagara Falls ou la rue Chestnut de Philadelphie. On dirait que toutes les bâtisses sont vieilles et entretenues au minimum. L’environnement idéal pour se concentrer sur sa course. Mais bon, c’est très large: trois voies de chaque côté. Le groupe orangé occupe toujours le côté gauche et nous, le côté droit.
Je croise la 95e rue. Je m’attends à voir Barbara, ma soeur Élise et son amie Mimi entre les 10e et 20e rues, alors j’ai du temps devant moi. J’observe les styles de course qui, comme chez les golfeurs du dimanche, varient beaucoup d’une personne à l’autre. Certains font de longues enjambées, d’autres ne bougent pas les bras, etc. D’ailleurs, j’aimerais bien me voir courir. Il semblerait que je n’ai pas l’air tellement viril. Que voulez-vous…
Ha le vent tant annoncé… Il est plutôt présent et très difficile à jauger à cause des nombreux édifices. J’essaie de m’abriter derrière certains coureurs, mais je n’arrive jamais à trouver l’angle idéal pour me protéger. Depuis le milieu de pont, je suis un Danois (c’est écrit sur son t-shirt, je n’ai tout de même pas deviné) et je me rends compte que ma cadence moyenne est maintenant à 4:22/km depuis le début. Ho ho, woh les moteurs ! Plus rapide qu’à Philadelphie ? No way, je dois ralentir, sinon je vais me planter. Je le laisse donc aller et jette mon dévolu sur un gars qui est vêtu d’une simple paire de shorts.
C’est qu’il ne doit pas avoir chaud, la bedaine à l’air comme ça… Et effectivement, après une bourrasque de vent, il enfile… une tuque ! Et une grosse en laine, pas une petite tuque moumoune de coureur. Un gars qui court torse nu avec une tuque sur la tête. Only in America ! D’ailleurs, il l’avait cachée où, sa tuque ?
Bon, celui-là semble ralentir tout d’un coup, alors je le dépasse. Il va trouver le chemin long, je pense. Nous passons le premier point d’eau au niveau du 3e mille. Ouch, ça c’est un point d’eau ! Il occupe les deux côtés de chacune des deux moitiés de l’avenue. Des bénévoles, en voulez-vous, en v’là ! Bien décidé à ne pas me déshydrater, je prends un verre d’eau au passage. Tout au long de la course, j’alternerai eau et Gatorade (encore une fois au citron, bout de calv… !) avec le GU Brew que je traîne dans ma ceinture.
Passage au 5e kilomètre: 22:12. Premier constat: mon GPS est déjà décalé. Deuxième constat: pas de record personnel pour aujourd’hui car je suis 12 secondes en retard. Et je n’ai aucunement l’intention de le battre. Par contre, j’aimerais bien faire mieux qu’à Ottawa en 2012 et pourquoi pas, descendre sous les 3h10. En tout cas, ça va plutôt bien car je sens que je dois me retenir. Et c’est parfait ainsi.
Les verts se joignent à nous au niveau de la 77e rue, mais on ne sent aucun effet du petit surplus de coureurs. On dirait vraiment que tout a été pensé, il n’y a pas à dire. Je me concentre donc sur le parcours. L’avenue, en plus d’être ennuyante, a l’aimable particularité d’être une longue ligne droite composée d’une série de faux-plats alternant entre le descendant et l’ascendant. Je me méfie de ces faux-plats, ils ont le don de rentrer dans les jambes et gruger l’énergie…
À partir de la 30e rue, je commence à surveiller plus attentivement sur les côtés, au cas où j’apercevrais mon fan club. Et à partir de la 20e, je surveille de très près. Depuis quelques minutes, j’anticipe ce petit moment de bonheur où je m’arrêterai pour embrasser la femme de ma vie, donner un high five à ma soeur et son amie, puis repartirai recrinqué comme un ressort.
Peut-être suis-je distrait à cause du passage au 10e kilomètre (44:29) qui se fait à peu près en même temps. Peut-être aussi que j’ai commencé à regarder de l’autre côté de l’avenue quand je suis arrivé au niveau de la 12e. Peut-être ne les ai-je pas aperçues parmi la foule très dense qui occupe les côtés du chemin. Toujours est-il qu’elles sont là, au niveau de la 10e rue, sous un viaduc, du même côté que moi. Et je les rate. Même chose pour elles qui ne voient que des milliers de coureurs qui arrivent tel un raz-de-marée arrive sur un plage.
Moi qui n’avais pas eu de down depuis le début, j’avoue que ce mini-épisode vient me déranger un peu. En plus, comme pour me narguer, se dresse devant moi, tout au bout de l’avenue, le One Hanson Place Building dont la forme me rappelle beaucoup un doigt d’honneur. Ha oui ? Ben va te faire foutre aussi, espèce de building à la con !
Bon, je me remets tout de même rapidement de ce petit épisode moins heureux. Dès le 7e mille, je remarque que nous passons par un point de chronométrage. À partir de maintenant, en plus d’être enregistrés à tous les 5 kilomètres, nos temps de passage le seront également à tous les milles, le tout retransmis en direct sur internet afin que les gens puissent suivre leur coureur à distance. En tout cas, quelqu’un qui veut tricher dans de telles circonstances devra faire preuve d’une belle imagination !
Finalement, après 13 km de course (dont presque 10 exclusivement sur cette 4e avenue !), à la hauteur du doigt d’honneur, nous tournons sur Flatbush. À cet endroit, les trois parcours convergent en un seul et c’est tout le monde ensemble que nous entamons la montée sur LaFayette. Et c’est ce moment que je choisis pour avoir mon premier down. C’est bizarre, le corps humain. Je suis bien reposé, bien hydraté. J’ai seulement 13 km de parcourus à 4:24 – 4:25 de moyenne et il m’envoie des signes comme si j’étais fatigué. Pourtant je ne le suis pas, mais mon subconscient commence à dire à mon corps de ralentir.
J’enfile donc un gel, à saveur caramel-salé (je sais, ça peut paraître bizarre, mais c’est très bon) en montant, tâchant de synchroniser le tout avec un point d’eau. J’ai beau avoir de l’expérience, à chaque fois que je frappe un down en début de course, j’envisage l’abandon. Pourtant, je devrais savoir, surtout que je n’ai jamais abandonné…
15e km: 1:07:02. Mon ordinateur mental s’emballe. Ça veut dire quoi en termes de cadence réelle ? Mon GPS est à 4:25, mais la supposée réalité, elle est à combien ? Après une ou deux minutes, mes pensées sont trop embrouillées et je laisse tomber. Pourtant, le calcul n’était pas si compliqué, mais que voulez-vous, en course, il arrive que le cerveau…
Sur Bedford Avenue, je commence à sentir que les choses se replacent. Aussi, mes genoux continuent de faire leur travail sans broncher. Quant à ma mini-périostite, elle se tient à carreau. Le gel ayant fait son effet, tout baigne.
Bon, mon cerveau gauche a beau être en mode “repos”, le droit, de son côté, fonctionne parfaitement. Il me permet donc de remarquer que depuis peu, je suis en mode yoyo avec une jolie jeune femme au visage rousselé. Elle est grande, au moins 5’8” et relativement costaude. Ça m’avait frappé à Boston et c’est le même phénomène ici: je suis impressionné par le nombre de femmes “ordinaires” qui vont au même rythme que moi. Par “ordinaire”, je veux parler de femmes qui ne sont pas montées sur un frame de chat et qui pèsent moins de 100 livres comme les athlètes d’élite, mais qui sont constituées “normalement”. À Ottawa, j’avais fait la course entière seulement avec des hommes. À Philadelphie, c’était un peu moins vrai, mais rien à voir avec Boston et ici, où il y a beaucoup de femmes qui tiennent un rythme sous les 3h10. Quand on pense que toutes les dames qui courent sous 3h35 se qualifient pour Boston, ça donne un bon indice sur leurs qualités athlétiques. Chapeau bien bas…
Toujours est-il que la jeune femme en question et moi jouons au chat et à la souris. Elle me devance dans la montée, je m’accroche à elle pour ensuite la dépasser dans la descente. Puis nous recommençons le manège. Et le tout sans échanger le moindre mot, le moindre regard. Ça arrive souvent en course sur route: des “liens” se créent ainsi, sans se parler.

Julia Bezgin, 31 ans, ma partner de course entre les kilomètres 15 et 20. Elle terminera avec un excellent 3:14:44
Nous passons au 20e kilomètre en 1:29:37. Bon, j’ai encore ralenti. Les combinaisons montées-descentes ajoutées au vent tourbillonnant commencent peut-être à faire leur oeuvre. Mais en même temps, ça me fait sourire quand je me rappelle mon premier Tour du lac Brome que j’étais tout fier d’avoir fait en 1h36. Il est loin, ce jour-là…
Arrive ensuite un pont que je ne connais pas. Serait-ce le Queensboro Bridge ? Traverserait-on sur Manhattan tout de suite ? J’avais dans mon idée que c’était autour du 25e kilomètre que nous retournions en ville. Bon ça y est, je suis encore tout mêlé, moi là !
Finalement, il s’avère que je me retrouve sur le Pulaski Bridge, qui permet de passer de Brooklyn au Queens, le troisième des cinq boroughs de New York. Et sur le pont, j’atteins la mi-parcours où j’aurai vraiment une bonne idée de ma progression. Le verdict: 1:34:30. Je suis exactement sur un rythme de 3h09. Hum…