Ravito Castor Info-Comm (41k) à ravito Split BMR 1 (49k)
En quittant le ravitaillement, nous empruntons un chemin de quad qui est plutôt roulant. J’en profite pour rejoindre et dépasser du monde, dont Marline, que je soupçonne être en position de tête chez les femmes du 80k. En ultra, c’est toujours un peu mon but : être au niveau de la première femme. Si je ne me trompe pas, ce mini-objectif est maintenant atteint.
Arrive une section technique. Avant de m’y engouffrer, un bénévole me dit qu’il reste 8 kilomètres avant le prochain ravito. Mais ce sont 8 kilomètres comment ? Du genre qu’on peut faire en 35 minutes ou du genre à prendre 1 heure à parcourir ? Pas vraiment la même chose…
Dès les premières enjambées, j’en viens à la conclusion que ce sera probablement la deuxième option : c’est étroit et accidenté. Donc, c’est technique. Obligé de faire une pause-pipi, je me fais rejoindre par deux gars que je viens de dépasser. Rapidement, je me retrouve sur leurs talons et décide de rester là. Nous avançons à peine, faisant de grands bouts à la marche.
Au loin, j’entends crier, mais je n’y porte pas trop attention. Quelques minutes plus tard, le gars devant moi, qui marche depuis un bout, pousse une accélération soudaine. Mais très soudaine. Quelle mouche le pique, celui-là ?
Au moment même où il se met à crier : « Des guêpes ! Des guêpes !!! », je suis au-dessus du nid qui l’a fait décoller et je suis à mon tour assailli. Quelle mouche l’a piqué vous dites ? Malgré le marathon déjà bien emmagasiné dans mes jambes, j’accélère en malade à mon tour, en gesticulant comme… comme quoi au juste ? Qu’est-ce qui gesticule beaucoup ? Enfin, je gesticule comme ça. Je ne suis évidemment pas le premier à passer par là et je sens que mesdames étaient déjà en beau maudit au moment de mon arrivée dans leur domaine. Pendant que j’essaie de les chasser tout en courant et en criant, un gars qui a choisi de faire le tour en passant au travers les arbres se fout de ma gueule. Je te souhaite de rencontrer un ours, toi !
Au final, trois piqûres. Pas si pire, à part que ça fait mal en… Mais, un ultra étant un ultra, c’est surtout le mental qui finit toujours par venir nous jouer des tours. Je me mets alors à penser. Et si j’étais allergique ? Ou si je développais une allergie ? Là, en pleine forêt. Ça y est, je me vois déjà, gisant sur le sol, paralysé, plus capable de respirer, à des kilomètres à pied des secours les plus proches.
Heureusement, rien de tel ne se produit. Nous nous retrouvons à 7 ou 8 à nous suivre. Au bout d’un certain temps, je trouve que les autres se complaisent pas mal dans leur rythme lent. Mais par où passer ? Et si je passe, vais-je me faire souffler dans le cou si ça devient vraiment technique ?
Un gars ne se pose visiblement pas ces questions-là. Il arrive derrière dans une descente très complexe et décide de forcer le passage, ou à peu près, puis s’envole devant. Plus courtois, je patiente, mais me promets une chose : au ravito, je vais passer tout droit ou à presque, question de ne plus avoir mes partners dans les jambes. Je tâte le réservoir de ma veste pour vérifier : ok, je devrais être correct côté liquide. Et si j’en manque, hé bien tant pis. Je ne resterai pas derrière, un point c’est tout.
Ravito Split BMR 1 (49k) à ravito Montagne Noire (56k)
Je reconnais le coin : c’est le pied de la montagne Noire, une belle section du parcours du 28k. C’est accompagné d’un jeune qui lui aussi fait le 80 kilomètres que j’ai quitté le ravito. Dès qu’on commence la montée, je lui signifie mon intention de la marcher car je la sais très longue. Il poursuit à la course, puis je le rejoins à la faveur d’une pause-pipi.
C’est ensemble que nous allons faire l’ascension. Il en est à son deuxième ultra, son premier ayant été le 80k de la Chute du Diable… il y a deux semaines de cela ! Ouin le jeune, tu n’y vas pas avec le dos de la main morte ! 😉 Il me raconte que sa course là-bas a été compliquée par le fait qu’il s’y est perdu. Son temps final: plus de 13 heures ! À cause d’un problème à un genou, il a demandé à l’organisation de faire le 65k ici, mais ça lui a été refusé car il s’y est pris trop tard. Je ne comprends trop pourquoi, mais les organisateurs devaient avoir leurs raisons.
Peu après l’avoir ramené dans le droit chemin alors qu’il allait emprunter une mauvaise direction (pas étonnant qu’il se soit déjà perdu), nous avons notre première cible en point de mire : le gars qui avait forcé le passage dans la section précédente. Nous passons à côté de lui sans ralentir et le laissons sur place. Tiens toi !
Toujours est-il que la montée me semble infiniment plus longue que l’an passé (avec une quarantaine de kilomètres de plus dans les jambes, ça s’explique peut-être un peu). Ça ne m’empêche pas de beaucoup apprécier l’endroit. Je me sens en contact avec la nature sans avoir à regarder où je mets les pieds à chaque fois. Je passerais le reste de la journée à courir ici, moi…
Dans la descente, je continue à jaser avec mon compagnon, mais sans m’en rendre compte, je le distance (!) et je finis par parler tout seul (ce que je fais toujours de toute façon). Il arrive quelques secondes après moi au ravito, au moment même où un bénévole nous annonce : « Vous êtes 17e et 18e. Et il y en a deux ou trois autres qui viennent juste de passer ».
Hein ?!? Nous sommes si bien placés que ça ? Il y a seulement 16 personnes devant moi ? Je suis estomaqué.
Ça semble donner un coup de fouet à mon compagnon qui s’envole aussitôt. Bon, je suis 18e. Ok, pas de stress, il me reste environ 24 kilomètres à faire, il ne faut pas trop négliger les détails dans mon empressement: je dois remplir mon réservoir avant de poursuivre. Tâche qu’un gentil bénévole et moi réussissons de peine et misère à compléter. Il va bien falloir que je trouve un truc un jour pour faire ça plus efficacement, ça en est pathétique. Enfin… Au moins, je ne m’encombre plus de petites bouteilles de pilules, c’est déjà ça de pris.
Ravito Montagne Noire (56k) au mont Grand-Fonds 1 (64k)
Je viens à peine d’entrer dans le bois que j’entends des cris provenant des bénévoles : « Monsieur, monsieur ! Vous avez oublié vos gants !!! ». J’hésite. Ce sont des gants cheap Running Room, je pourrais bien les laisser là (quand je dis que le mental, en ultra…). Puis je me ravise et retourne les chercher. Ils pourraient servir encore, en haut du mont Grand-Fonds.
Dans mes souvenirs, cette section était relativement facile. Et effectivement, après un petit bout plus technique, j’aboutis sur un sentier assez large et plutôt roulant.
Comme j’avance à un bon rythme, trouvant que pour un gars qui court depuis si longtemps, finalement, je ne suis pas si pire que ça, j’entends des pas derrière. Et ces pas, ils se rapprochent. Ils sont plus plusieurs à se rapprocher de moi. Et ils avancent vite à part ça. Un peu plus et ils jaseraient en me rattrapant, tant qu’à faire ! C’est que je commençais à me faire à l’idée de terminer dans le top 20, moi… Après une 15e place (en fait, une 14e ex-aequo avec Luc) à St-Donat, ça aurait été bien un top 20 ici, particulièrement avec le contingent de coureurs présents.
Je me retourne. À mon grand soulagement, ceux qui causent les bruits de pas portent un dossard vert: ce sont les meneurs du 28 kilomètres qui sont sur le point de me shifter. Dans la mi-vingtaine, le premier se fait suivre une dizaine de mètres derrière par un coureur plus expérimenté qui semble plus frais. On dirait que le vieux taureau laisse le jeune s’énerver avant de l’achever. Je m’écarte du chemin pour leur laisser la place, lançant des encouragements au passage. Ils me distanceront progressivement, jusqu’au point où je ne les reverrai plus. Un troisième me dépassera quelques minutes plus tard, juste avant la longue descente.
Ha, le long chemin de terre qui descend en face de cochon… Le paradis des descendeurs habiles. Quant à moi, bof… Mais comme ce n’est pas trop technique (quoi qu’il faut choisir sur quelles roches on met les pieds, car certaines ont parfois le goût de nous suivre dans la descente), je ne me débrouille pas trop mal. Dès le début, je reprends un coureur et jette un œil à son dossard : un gars du 80k ! Cool, une autre place de gagnée ! Il semble avoir mal aux jambes, alors je le mets en garde : ça descend très longtemps !
Rendu en bas, j’en reprends un autre, un gars du 65k, qui me demande si je sais s’il reste beaucoup de montées. Je le rassure en lui disant que c’est plutôt vallonné d’ici à l’arrivée. Mais un peu plus loin, à 3 kilomètres du mont Grand-Fonds, une bonne montée nous attends. Oups… Ben là, faut pas trop en demander à la mémoire d’un homme de mon âge !
Pendant que je suis dans la swamp des derniers kilomètres (celle-là est moins agréable), j’entends à nouveau des pas : un quatrième coureur du 28k qui me rejoint. Comme je lui laisse le passage, il me tend la main et on se donne un low five. Demandez-moi pourquoi j’adore l’univers de la course en sentiers…
En haut d’une petite montée, des gens m’encouragent de ne pas lâcher. J’aurais pu la faire en courant, mais je préfère me ménager. Mais je me sens tout de même « l’obligation » de me justifier en précisant que je fais le 80k. Que voulez-vous, un gars compétitif, ça demeure un gars compétitif…
Depuis quelques kilomètres, je vérifie mon chrono à intervalles réguliers. En me basant sur les temps de 2013, j’avais dit à mes supporteurs que dans le meilleur des cas, je prendrais 7 heures pour faire les 65 (64) premiers kilomètres. Et dans le pire, ce serait 9 heures. Honnêtement, je pensais que si tout allait bien, je ferais 7h30, mais j’espérais passer en 7h20, soit le temps de Rachel qui avait terminé en première place chez les femmes.
Or, à l’approche du stationnement, je suis à 7h18 ! Et, bien que la fatigue se soit graduellement installée, j’ai encore du jeu sous la pédale. 16 autres kilomètres ? La montée de Grand-Fonds ? Piece of cake. Amenez-les !
Barbara et ma mère m’accueillent alors que je monte le faux-plat menant au pied de la pente de ski. Ma douce moitié ne semble pas revenir de un, me voir arriver si tôt, et de deux, me voir en si belle forme. « Déjà ?!? Tu as l’air super bien !». Heu… oui. Pourquoi tu demandes ça donc ? « Joan vient juste de passer !»
QUOI ?!? Elle a halluciné, ça ne se peut pas. Joan, ça doit faire une bonne heure qu’il est passé. « Non non, il vient juste de passer. Il marchait.» Le gars qui a terminé 3e de l’un des grands 100 milles aux USA il y a à peine quelques semaines, celui qui révolutionne peu à peu le monde de la course à pied par ses méthodes peu orthodoxes, tu me dis qu’il marchait ? Impossible. Tout simplement impossible. Il n’y a qu’une seule raison qui puisse expliquer ça : il est blessé. Il a probablement dû se trainer jusqu’ici et il va abandonner au chalet. C’est la seule explication logique que je peux trouver à cette incongruité.
Après une petite photo avec ma tendre épouse (photo qui a été supprimée parce que madame trouvait qu’elle était loin d’y être à son meilleur), celle qui endure toutes mes lubies et mes manies depuis si longtemps, et surtout après avoir reçu mon petit bec de bonne chance (on ne peut tout de même pas espérer un gros french quand on sort du bois; par contre, Charlotte est moins regardante et me donne une grosse lichette dont elle a le secret), je repars. Un peu plus loin, mon père m’attend, caméra à la main. Autre moment à immortaliser. 64 kilomètres dans les jambes et prêt à poursuivre, plus que jamais. « On se revoit dans 1h30 – 2h ! »
Une dernière petite montée plutôt abrupte nous amène au niveau des remonte-pente. Normalement, je l’aurais marchée, mais devant autant de spectateurs, mon orgueil prend (encore) le dessus et je la cours, sous les applaudissements nourris. Arrivé en haut, une bénévole, voyant mon dossard, m’indique le chemin à prendre pour le ravito. Je feins d’en avoir ras le pompon et me dirige vers l’arrivée. Elle insiste, je feins encore plus. Elle finit par sourire. Parce qu’elle me trouve drôle ou parce qu’elle est polie ? J’opterais pour la deuxième proposition.
Sous le petit chapiteau du ravitaillement, 3-4 coureurs. Ils semblent au bout du rouleau. Ils s’assoient, grimacent de douleur. Ils n’ont surtout pas l’air pressés de repartir. On dirait bien que le mur qui se dresse devant nous a un effet très marqué sur leur mental. Joan n’est pas parmi eux. Coup d’oeil vers le haut de la montée: aucune âme qui vive. Si Barbara dit vrai, il est certainement au chalet en train de panser ses blessures. J’espère qu’il n’a rien de grave…
Bien décidé à ne pas laisser filer mon momentum, je ne m’attarde pas plus longtemps.
Ravito Grand-Fonds 1 (64k) à ravito Orignac (73k)
Voici enfin l’Obstacle du parcours: 2 kilomètres de montée pour 300 mètres de dénivellation. Calcul rapide: pente à 15% de moyenne, avec des passages à plus de 30%. Je sens l’adrénaline qui coule à flots dans mes veines. Je sais que la montée ne sera pas facile mais je sais aussi que c’est moi qui vais gagner, pas la foutue montagne. Je pose alors un geste tout à fait contre ma nature et montrant mon état d’esprit: pointant le sommet, je mime le signal montrant le premier essai au football. Et dans ma tête j’entends: « Premier essai, first down, MONTRÉAL ! », comme on entend(ait) si souvent au stade Molson durant les parties des Alouettes. Allez, mont Grand-Fonds, à nous deux ! Montre-moi ce que tu as dans le ventre !
Toute cette motivation, elle venait de ma mémoire. Celle du gars qui avait basculé autour de la 10e place au sommet de cette montagne lors du 28k en 2013. Sauf que je n’avais pas 64 kilomètres dans les jambes à pareille date l’année passée…
Rapidement, mes quads me font savoir qu’ils sont fatigués. Et ça monte, ça monte et ça monte encore. Sans arrêt. Je suis rendu environ au quart quand j’entends une clameur et des cris au micro, en bas. On annonce l’arrivée des deux gagnants de la course, Jeff et Florent. Selon ce que je peux décoder, ils terminent ensemble. J’ai un petit sourire de satisfaction: je ne me serai pas fait reprendre par eux avant de passer une première fois au centre de ski. C’était un autre de mes objectifs aujourd’hui. Un autre réussi.

Jeff et Florent, en route vers la victoire (Photo: Alexis Berg, grandtrail.net)
Je me retourne. Aussi loin que je peux voir, personne à ma poursuite. Et devant ? Personne non plus. Au point où je me demande si je suis sur le bon chemin. Je continue toutefois de croiser sporadiquement des petits fanions roses, alors je me dis que je suis probablement correct…
Finalement, la pancarte indiquant 15 kilomètres avant d’arriver. Good, la moitié de la montée est derrière. Mais c’est qu’il en reste autant devant… Et ne voilà ti pas mon dos qui commence à se plaindre à son tour ! Ha ben non, je ne monterai pas en me tenant le bas du dos pour le soulager. Moi, quand je vois quelqu’un qui monte en se tenant le bas du dos, je sais qu’il est en train de faiblir. Alors c’est contre ma religion de le faire !
Après deux ou trois éternités, la pente s’adoucit. En haut, un photographe m’attend, tout emmitouflé. C’est vrai qu’avec le petit vent qu’il fait… Le cliché qu’il prendra est tout simplement époustouflant. À lui seul, il exprime pourquoi je cours.

Une image vaut mille mots: l’homme face à la nature et surtout, face à lui-même. Merci Alexis Berg (grandtrail.net)
Je lui demande au passage si les meneurs couraient dans cette partie. Je suis rassuré de l’entendre répondre par la négative.
Ok, plus que 14 kilomètres. Coup d’œil au chrono: ouais, ça va être très serré si je veux faire sous les 9 heures. Comme ça descend beaucoup, ça demeure jouable. Il y a bien un kilomètre très technique là-dedans, mais je suis optimiste.
Le sentier au sommet est en fait un chemin de quad ondulé. Très ondulé. Avec de belles grosses roches parsemées çà et là. Et mes jambes qui commencent à demander grâce. Ça se courait bien l’an passé, mais aujourd’hui…
Les kilomètres passent, lentement mais sûrement. Seules les pancartes qui égrènent les kilomètres me confirment que je suis encore bel et bien dans une course. Car je ne vois toujours personne devant et chaque fois que je me retourne, personne derrière. Depuis que j’ai quitté le centre de ski, je suis seul. Pas que je m’en plaigne, j’aime courir seul. C’est juste moins rassurant, en course en sentiers.
Signe que la fatigue s’installe de plus en plus, je suis très tenté de m’arrêter lorsqu’un superbe point de vue s’offre à moi. Allez, ce n’est pas pour deux petites minutes… Mais je résiste et poursuis mon chemin pour arriver à la longue descente sur chemin de terre.
Je la fais prudemment. Vraiment, mais vraiment prudemment. Je ne fais aucunement confiance à mes jambes dans leur état actuel et s’il fallait que je plante face première, je crois que je ne me relèverais pas.
Arrive finalement le ravito. Tout juste après, ce sera la section de single track très technique et je suis découragé de voir l’immense quantité de gens qui entrent dedans avant moi: c’est la course de 10 kilomètres qui bat son plein. Merde, dans le genre mauvais timing…
Le bénévole de service m’annonce qu’un participant du 80k vient tout juste de partir. « Il a 30 secondes d’avance sur vous, tout au plus ». Ha oui ? Ben il va avoir une minute parce moi, j’ai le goût de prendre 2-3 verres d’eau. À un moment donné, les gels, ça devient collant dans la bouche. C’est dégueux…
Ravito Orignac (73k) à ravito Split BMR 2 (76-77k)
Je me joins à l’immense groupe qui fait la course de 10 kilomètres. À voir le nombre disproportionné de femmes (elles représentent au moins 95% du contingent de coureurs que je vois), j’en conclus qu’il s’agit probablement du dernier tiers du peloton. Je vais devoir m’armer de patience. Encore.
Plus courtoises que les hommes, plusieurs me laissent le passage. Cependant, la filée est tellement looooooongue que ça ne donne pas grand chose. J’essaie de me dire que ce ne sera pas tellement plus long que si j’étais seul de toute façon. Sur 1 kilomètre, je vais perdre quoi ? 2, 3 minutes ? Sur 9 heures de course, franchement…
Une pancarte kilométrique passe. Et après un très long délai, une autre. Merde, cette section est beaucoup plus longue que 1 kilomètre !
Finalement, nous aboutissons sur un autre chemin de quad. J’enclenche aussitôt la vitesse supérieure, passant d’un côté du sentier à l’autre, zigzagant au travers des coureuses. Comme si un ressort avait accumulé une quantité immense d’énergie et que je devais la libérer. Là, ici et maintenant.
J’arrive au ravito en même temps que ce qui me semble être une pré-adulte qui se tient l’épaule en pleurant. Qu’est-ce qui est arrivé ? Une chute ? Une collision avec un arbre ? Aucune idée. Mais je ne vois pas qu’est-ce qui pourrait la faire sangloter comme une enfant. Évidemment, il arrive qu’on se fasse assez mal pour en avoir les larmes aux yeux. Ou même de tomber dans les pommes. Mais aller jusqu’au point de sangloter ? Il faut être le moindrement dur à son corps si on veut pratiquer ce sport-là, sinon on risque de trouver le temps long. Je pense que c’est ce qui arrive à cette jeune femme. A-t-elle poursuivi ? Aucune idée.
Ravito Slit BMR 2 (76-77k) à l’arrivée (80k)
Au moment de repartir, j’entends un bénévole lancer: « 8043 » (nos numéros sont pris en note à chaque ravitaillement, question de s’assurer que nous sommes encore dans la course). Un numéro commençant par un 8, c’est un participant du 80 kilomètres, ça ! Le bénévole avait dit vrai: j’étais tout près.
Et qui vois-je qui avance en marchant, tout juste devant moi ? Joan.
J’arrive à sa hauteur et lui mets la main sur l’épaule. Hé, est-ce que ça va ? Qu’est-ce que tu fais là ? Il m’explique qu’il s’est tordu un peu une cheville en début de course, mais que c’est tolérable. Ça allait plutôt bien au début, mais ça s’est vite gâté. Pas d’énergie. Rien. Ce qu’on appelle un « jour sans » en cyclisme. Il vit l’équivalent aujourd’hui.
Depuis que je le connais, j’éprouve une grande admiration pour le coureur qu’il est. Mais là, dans un coin perdu de Charlevoix, c’est l’homme que je me mets à admirer. Voyant que ça n’allait pas, ça aurait été facile pour lui d’abandonner lors du premier passage au mont Grand-Fonds. Pour un coureur de son niveau, accepter de se faire dépasser par des coureurs plus faibles et poursuivre malgré tout, c’est tout à son honneur.
Comme je me sens encore bien, je lui souhaite bonne chance en reprenant la course. Il me lance, avec un grand sourire: « Si je te rattrape, je te botte le derrière ! » (il en parle justement ici, dans un bijou de récit; à lire absolument). Il nous avait fait le coup au départ du 60k à St-Donat (lui avait déjà le chemin inverse dans les jambes à ce moment-là) et il faut croire que ça avait marché car je ne l’avais pas revu. Je lui souris en partant, pressé d’en finir.
Tout va bien pour 300 ou 400 mètres, jusqu’à une petite montée. Une petite butte de rien du tout que je grimpe en courant sur la pointe des pieds, propulsé par mes mollets. Ce qui devait arriver arrive: une violente crampe s’abat sur mon mollet droit. Je ne l’ai jamais vue venir et elle fait mal en tab… !
En fait, elle m’a tellement fait mal que je ne peux pas pu réprimer un cri. Ni bouger. Arrive alors Joan, tout sourire. « Qu’est-ce que je t’avais dit, donc ? ». Comme pour me donner une dernière chance d’éviter le châtiment promis, il répète: « Si je te rattrape, je te botte le derrière ». Tu peux y aller mon ami, je ne peux plus avancer.
Il a la gentillesse de me gracier. On marche un bout ensemble, les dames que j’ai dépassées depuis tantôt passant à ce qui me semble maintenant la vitesse de l’éclair, la face en point d’interrogation.
« Tu n’as pas quelque chose contre les crampes là-dedans? », me demande-t-il en pointant ma veste. Ben oui, j’avais oublié ! Je traine des petites pilules anti-crampes, un échantillon que j’avais reçu avec ma trousse du coureur à Boston ou New York. Je les avais amenées, au cas. Mais où sont-elles ?
Nous voilà donc en train de fouiller ma veste. Je finis par trouver. Il y a quatre pilules. Dois-je les prendre toutes ? « Tu as 4 jambes, non ? ». Vu de même… Je les avale donc toutes sans savoir ce qu’elles contiennent, me disant qu’au pire, j’en mourrai en faisant ce que j’aime.
« Tu veux faire quelle distance à Bromont, tu disais ? ». Bon, ça y est, ma mère a réussi à hypnotiser Joan à son premier passage à Grand-Fonds et maintenant, c’est elle qui contrôle ses pensées, ses paroles. Elle me poursuit avec sa sagesse de mère jusque dans le fin fond des bois ! Maman, laisse Joan tranquille, je t’en prie…
Je bredouille une réponse, puis regarde mon chrono. Les 9 heures, c’est foutu depuis un bout. Et quand j’énonce tout haut mes calculs de projection si on termine en marchant, ça semble fouetter mon partner qui lance: « Bon, il faut que ça finisse, cette foutue course-là ! » et il repart en courant.
La douleur semblant vouloir s’estomper un peu, je reprends également la course, lentement. Puis accélère progressivement, au point de commencer à remonter les coureuses qui avaient assisté à mon agonie un peu plus tôt. « La crampe est passée ? » me demande une dame. « Ça tient, ça tient. Mais j’ai hâte de finir ! ».
Je reprends même des coureurs du 65k, preuve que mon rythme n’est pas mauvais. Rejoindre Joan ? Oubliez ça !
Après le deuxième passage dans la swamp, j’aperçois enfin le stationnement du centre de ski. Mes supporteurs m’attendent, je leur fais signe que je suis cuit au passage. Mettons que les 16 derniers kilomètres ont laissé des traces.
Dernière petite montée. Ma petite sacrament, ce n’est pas vrai que tu vas m’avoir ! Je la fais en courant, les dents serrées, le feu dans les yeux. Tiens toi ! On annonce mon arrivée: « Un coureur du 80 kilomètres, Frédéric Giguère ! ». Les applaudissements montent de quelques décibels. Wow, nous sommes les rock stars aujourd’hui !
Je franchis le fil en 9:19:47, ce qui, je l’apprendrai plus tard, me donnera le 13e rang. Après trois semaines, j’ai encore peine à y croire.

Peu après l’arrivée, accueilli par ma douce moitié et notre adorable toutou. Remarquez en arrière-plan Joan qui sourit à belles dents

Je devrais peut-être sourire moins, ça me donne autant de rides que feu Claude Blanchard… 😉