T’es blessé ? « Mes cuisses ont détruites. ». En langage d’ultra, Thibault a les quads trashés. La descente lobotomie les a probablement achevés.
À ce moment précis, je suis déchiré. Autant je suis heureux (et abasourdi) d’être deuxième, autant je souhaiterais que ça ne se passe pas comme ça. J’aurais de loin préféré le rejoindre et le dépasser à la régulière. Mais en même temps, je me dis que c’est ça fait partie de la vie en ultra. Il arrive parfois que ce soit une course qui se fait par élimination. Thibault est jeune, il va rebondir. Je risque de le revoir (devant moi !) au cours des prochaines années.
Je prends des nouvelles de Joan, par principe. On m’apprend qu’il a dormi dans les sentiers, puis sur la table du dernier relais et qu’il a ensuite piqué un roupillon de 15 minutes ici. Il a quitté il y a maintenant 45 minutes de cela. Je lâche un petit « Pfff ! » un peu découragé. Il ne me vient pas en tête une seconde que s’il a dormi, c’est qu’il en avait réellement besoin, qu’il était au bord de l’épuisement. Que ce qui l’avait vraiment motivé à repartir, c’était l’idée qu’un « coureur inconnu qui avance bien » était à sa poursuite. Non, dans ma tête, Joan est tellement fort et son avance est telle qu’il a pu se permettre de dormir en chemin. Jamais je n’envisagerai me mettre à sa poursuite.
Sections 17 et 18 : Ironhill 2 (kilomètre 104) à Parking 7 2 (kilomètre 118)
Ok, pas de panique. T’es deuxième, mais il reste encore le tiers de la course à faire. Les autres ont le temps en masse pour te rattraper.
À la sortie du petit sentier qui fait le lien entre la propriété où se trouve le ravito et la route, une pancarte indique de prendre la droite. Je suis un peu perplexe. J’aurais plutôt dit que je devais aller à gauche. Bah, ce n’est pas la première fois que mon sens de l’orientation me joue des tours aujourd’hui…
Je cours donc à un bon rythme sur le chemin de campagne. Pas de fanions, pas de rubans. J’essaie de me rassurer en me disant qu’ils se font rares sur la route. Mais au bout d’une descente, je crois reconnaître le chemin qui menait au dernier ravito. Un coureur arrive sur ledit chemin et me crie : « C’est qui ? ». C’est Fred ! De toute façon, me connaît-il ? Est-ce qu’il y a seulement quelqu’un ici qui me connaît ? « Je pense que tu t’es trompé de bord ! ». Je l’apprendrai plus tard, c’était Martin.
Je me rends à l’évidence : je dois rebrousser chemin. Calv… ! En arrivant à l’endroit où j’avais pris la mauvaise direction, je constate qu’un petit comique avait déplacé la pancarte qui m’a ainsi mal dirigé. Tabar… ! Je la replace donc comme il se doit, puis reprends la route en bougonnant. Non mais, c’est qui le cave qui s’amuse à faire des niaiseries comme celle-là ?
Courir sur une route de terre en pleine nuit, est-ce qu’il y a une autre activité dans ce bas monde qui est plus solitaire (bon bon, j’entends Mylène Paquette protester d’ici…) ? Je demeure toutefois aux aguets, à l’affût de chaque fanion, chaque ruban, chaque pancarte. Je ne veux plus faire des centaines de pas pour rien. À une intersection, je retourne même sur mes pas pour m’assurer que j’ai tourné du bon côté.
Après 16 heures de course, ma Garmin m’envoie un premier message : pile faible. Ok. 1 minute plus tard, le même message. J’ai comme compris, espèce de machin ! Veux-tu bien continuer de compter les kilomètres maintenant ? Niet. Comme j’appuie sur Enter, elle rend l’âme. Bah, tant pis. Ai-je vraiment besoin de savoir que je n’avance pas de toute façon, hein ?
Au relais du lac Bromont 2 (kilomètre 113), surprise : c’est maintenant un full ravito en bonne et due forme. Sur place m’attendent Patrick, le bénévole-qui-est-partout, et Mélanie, la conjointe de Joan (qui a manqué l’arrivée de son mari à ce ravito, ce qui me confirme qu’il a une énorme avance sur moi). Patrick m’accueille avec un bel enthousiasme, me fait l’inventaire de tout ce qui est offert et me dit qu’il va aller réveiller Barbara et mon père pour ne pas qu’ils me manquent. Wow, méchant service !
En attendant mon équipe, j’arrête mon choix sur un sandwich au beurre d’arachides. Mon père arrive derrière et se met à me frotter les épaules, comme pour me réchauffer. « Tu n’as pas froid ? ». Heu, non. Je ne dis pas que je crève de chaleur, mais je n’ai pas froid. Il n’en revient pas car lui, il est frigorifié. J’échange ma Garmin pour ma montre (dont j’avais démarré le chrono au départ) et en profite pour changer de frontale qui commence à faiblir. Je vais laisser le soin à mon équipe de soutien de changer les piles. Si j’ai une équipe, aussi bien l’utiliser, non ? Faut pas que ça s’ennuie, ce bon monde-là ! 😉
Patrick m’accompagne à la sortie du relais et comme je quitte, il appelle le prochain ravito pour leur annoncer que je pars à l’instant et suis en route. Très, très professionnel. Je suis impressionné.
Bon, encore une section qui est plus difficile que dans mes souvenirs. La partie qui ressemble à St-Bruno passe bien, mais le technique… Et l’estomac qui recommence s’agiter après m’avoir laissé tranquille… (Soupir) C’est bizarre, mais l’intersection chemin des Irlandais et O’Connor n’a pas le même effet hilarant sur moi cette fois-ci.
Toujours est-il que j’apprendrai plus tard que seulement sur cette petite section de 5 kilomètres, j’aurais repris 15 minutes à Joan. J’ai peine à y croire Et je suis bien content de ne pas en avoir été averti car j’aurais poussé plus au lieu de la jouer plus safe pour préserver ma deuxième place.
Je sors du bois et arrive au ravito au son des applaudissements. Mon père s’étonne toujours de me voir toujours en forme et de si bonne humeur. « T’as mal nulle part ? ». Il y a bien la périostite qui s’énerve un peu, mais rien pour m’empêcher de continuer. Les quads font mal, mais sans plus. Je ne dis pas que je vais gambader demain, mais ça devrait aller.
Sections 19 et 20 : Parking 7 2 (kilomètre 118) à camp de base (kilomètre 135)
J’avise mon équipe en quittant : la prochaine section est extrêmement difficile, et sera encore pire de nuit. Elle pourrait bien me prendre 4 heures à parcourir. Oui, 4 heures pour faire 17 kilomètres. Je leur conseille donc de prendre un peu de repos, car ça pourrait prendre pas mal de temps avant qu’ils me revoient.
Ok, plus qu’un marathon à faire. 42 « petits » kilomètres et c’est fini. Piece of cake ! En fait, ce sont les 17 prochains qui seront les pires. Après, ça devrait bien se faire.
Tout de suite, j’attaque la première montée de la pente de ski. Je la fais à un bon rythme, question de distancer mes poursuivants. Mon attention ne se porte que sur une seule chose : le prochain fanion rose. C’est tout ce que l’éclairage restreint de ma frontale me permet de voir de toute façon.
Arrive une descente, pas si difficile de jour. Mais de nuit, je dois être prudent. Vaut mieux y aller plus mollo et rester debout que de planter face première avec personne autour pour m’aider à me sortir de là. Sauf que ce sont mes chevilles et mes quads qui prennent les coups. Heureusement, ma nouvelle frontale tient mieux les secousses que je lui impose avec mes enjambées saccadées. Pas certain que l’autre aurait survécu à l’accumulation de mes frustrations contre elle !
Après une succession de montées-descentes parsemées de secteurs vaseux, j’entame une autre montée. Je sens que c’est la dernière grosse, mais j’essaie de ne pas me faire d’illusion. Je monte, monte, monte. Il me semble que ça fait longtemps que je n’ai pas vu de petit fanion… Monte encore. Rien. Ils sont où les petits drapeaux ? Je veux voir un petit drapeau. J’EXIGE de voir un petit drapeau. Juste un, je n’en demande pas tant que ça… Malgré l’évidence, je m’entête : je vais finir par en trouver un. Nada. Calv… ! Encore trompé de chemin durant une montée. Manquer une indication quand on avance à 3-4 km/h, avouez qu’il faut le faire !
Preuve que je commence à être fatigué, je prends alors une décision totalement irrationnelle : pas question de descendre et me scraper les jambes en plus de risquer de me planter. No way. No fucking way ! Je vais continuer à monter et vais certainement retrouver mon chemin. Si je me perds, ben j’appelle au camp de base pour qu’on vienne me chercher. Je ne redescends pas, un point c’est tout ! C’est-tu assez clair ?
Derrière ce déraisonnement se cache quand même une certaine logique (oui oui, je le jure). Ça fait très longtemps que je monte, je devrais atteindre bientôt le sommet des pentes de ski. Et je sens qu’au sommet, je vais me retrouver. Des sommets, il n’y en a pas des centaines, bout de viarge !
Comble de bonheur, mon estomac recommence à se plaindre. Je décide sur le champ d’arrêter les sandwichs. Peut-être sont-ils en cause ?
Tout en haut, je finis par discerner la fin d’un remonte-pente. Il me semble reconnaitre cet endroit. Ce ne serait pas là qu’on s’est tous perdus durant la journée ? Hé oui ! Je finis par retrouver des petits fanions. Good, excellente nouvelle ! Finalement, j’ai emprunté la mauvaise piste, j’ai pris celle juste à côté. J’ai évolué en parallèle avec le parcours et ne me suis pas raccourci. Ma conscience est tranquille.
J’entame la première d’une série de descentes techniques. Au bout d’un certain temps, je sens quelque chose dans mon soulier, comme une petite roche. J’essaie de la faire déplacer en secouant mon pied, elle demeure en place. Je m’arrête donc pour vérifier le tout. Hola, plus moyen d’atteindre mes pieds en me penchant, je vais devoir m’asseoir. Pour ça, je dois trouver une roche ou un tronc d’arbre, parce que si je fais ça par terre, je risque de rester jammé là comme on dit.
Je trouve une grosse roche et m’installe. C’est alors que je me rends compte d’une chose : je suis debout depuis le départ ! J’ai combien de kilomètres de parcourus ? 120 ? 125 ? Tout ça sans m’asseoir une seule fois. Moi qui passe tout mon temps au travail bien installé sur mon postérieur…
J’entreprends d’enlever mon soulier. Entreprise périlleuse s’il en est une. Un, il faut soutenir l’odeur. Et deux, il faut avoir le cœur solide car ce que je découvre n’est pas tellement joli: l’ongle de mon troisième orteil est noirci et est entouré d’une ampoule qui a un aspect très bizarre. Elle fait le tour de l’ongle et semble être d’une couleur d’un blanc laiteux. Jamais vu ça. Bref, ce n’était pas un petit caillou qui m’achalait.
Bon ben, va falloir faire avec. Je remballe le tout et reprends ma route. On traitera ça demain. Quand je parviens finalement au relais Deltaplane 2(kilomètre 128), c’est pour découvrir 3 cruches dont la disposition ne laisse que très peu de doute sur leur contenu : elles sont toutes les trois renversées sur le côté, donc probablement vides.
Après vérification, elles le sont effectivement. J’ai alors une pensée pour Joan qui compte seulement sur les ravitaillements (et les ruisseaux !) pour s’hydrater. Il devait être en petit crapaud quand il a vu ça. À moins que ce soit lui qui, dans un geste de frustration, les ait mis dans cet état ? D’ailleurs, j’avoue ne pas trop comprendre comment 15 gallons d’eau n’aient pas été suffisants pour fournir quoi, 30 coureurs ? Des promeneurs se sont certainement servis au cours de la journée, je ne peux pas croire…
Depuis que j’ai quitté les pentes de ski, je suis moins concentré à la tâche. Ce sont peut-être les heures de solitude qui m’amènent dans cet état. Tout comme Forrest Gump, je pense à mon monde. À Barbara, mon amour, qui subit mes manies et mes entrainements et qui aujourd’hui, malgré la foutue arthrite rhumatoïde qui l’accable, me suit avec un enthousiasme contagieux. Je pense à mon père, mon ami, mon fan numéro 1, qui est là depuis le départ. À 68 ans, debout depuis presque 24 heures, le bras dans le plâtre, il est quand même toujours là à m’encourager.
Je pense à ma maman qui s’occupe de notre petite Charlotte à la maison (elle ne voulait pas voir son fils se maganer). Je pense à ma sœur qui dort actuellement, mais qui se lèvera pour venir assister à l’arrivée, par un beau dimanche matin.
Je pense à mon amie Maryse qui aurait bien aimé me pacer durant la dernière boucle, mais qui est partie à la chasse. Elle m’avait promis qu’elle m’enverrait des ondes positives, je peux confirmer que je les reçois ! Je pense à Katy, une amie du secondaire, coureuse elle aussi, mais qui est aux prises avec des problèmes de santé. Elle va revenir, c’est certain, mais quand ? Je pense aussi aux deux sœurs Cloutier, Maggie et Caroline, que j’ai accompagnées à Ottawa et qui sont présentement à Chicago, à quelques heures de prendre le départ du célèbre marathon. Bonne chance les filles ! 🙂
(Pour ceux qui se demanderaient, oui, je pense surtout à des femmes. Ben là, en pleine nuit, tout seul dans le bois, suis-je pour gaspiller ce que mon cerveau peut me fournir en pensées pour des gars ?!? Duh !)
Bon, c’est quoi ça ? Des cochonneries sur mon gros orteil. Autre arrêt sur une autre roche. Autre pied, même odeur insupportable. Je découvre que le dessus de l’orteil est au vif. Est-ce que je m’attendais vraiment à trouver des cochonneries-là ? Ha, petit cerveau…
J’aboutis sur la route. Haaaa… Aussitôt, j’empoigne mon téléphone pour avertir Barbara de mon arrivée éventuelle. Il ne faudrait pas qu’elle dorme à points fermés lorsque je me présenterai pour la quatrième fois au camp de base. J’annonce mon arrivée pour dans 10-15 minutes.
Quand est-ce que ça va m’entrer dans la tête ? Dans mes souvenirs, à la sortie des sentiers, on est tout près du parc équestre. Bien sûr que non ! On a encore plein de détours, plusieurs combinaisons route-sentiers à faire. Ha, ça ne finit plus !
25 longues minutes plus tard, après avoir fait fuir un chevreuil, j’aperçois le camp de base. Barbara m’a averti que je dois me faire peser, qu’elle m’attendra là. Je m’y présente en prenant soin de garder mes deux frontales et mon coupe-vent pour monter sur la balance. Juste au cas où je serais un peu juste côté poids…
C’est avec stupeur que je vois 150 livres apparaître. Oups… Merde. J’aurais peut-être dû les enlever, les frontales. J’ai pris deux livres depuis le départ et surtout, quatre depuis le 73e kilomètre. « C’est normal, t’arrête pas de bouffer ! » me lance Barbara. Ouais, bien essayé. Mais surtout, ce ne sont pas des engins à haute précision, ces cossins-là. Ça n’a certainement pas été approuvé par Mesures Canada…
Mais dans le fond, ce qui m’inquiète, c’est que la prise de poids en course peut être un symptôme d’hyponatrémie, une condition médicale très dangereuse, beaucoup plus dangereuse que la déshydratation. Si j’en souffre, ma course est terminée et c’est direction l’hôpital. Pas de zigonnage.
Ma course est maintenant entre les mains de Guylaine, la grande responsable du côté médical. Elle me demande si je vais bien. Oui, parfaitement. Pas de nausées, mes jambes font mal, mais rien qui ne soit pas endurable. Des ampoules ? Certainement, mais ça ne m’arrêtera pas.
Elle me demande d’enlever mon alliance. Celle-là, je la trouve bonne. L’alliance, c’est un running gag avec Barbara. Je lui dis toujours que je ne peux pas partir courir sans ça, sinon les femmes n’arrêtent pas de me courir après et à la longue, c’est tellement fatigant… Ça fait que je souris, sans trop réagir.
Constatant mon sourire épais, Barbara me réveille: « Elle est sérieuse, Fred. Enlève-la ! ». Oups. Si je voulais donner l’impression d’un gars qui a encore toute sa tête, c’est raté. J’essaie de l’enlever. Il y a bien un petit jeu, mais c’est tout de même coincé… « C’est correct » me dit Guylaine, « On voit que tes doigts ne sont pas trop enflés, ce qui est un symptôme d’hyponatrémie». Je prends soin d’ajouter que j’ai probablement uriné 50 fois depuis le début de la course (j’ai omis ce détail dans mon récit; mais disons que j’ai eu amplement l’occasion de tester ma technique pisse-en-avançant qui m’a probablement fait sauver 15 minutes en tout), ce qui est un bon indice que mes reins fonctionnent bien, non ?
Mon raisonnement semble la convaincre. Je pisse et mon esprit est (presque) clair, alors c’est avec le sourire qu’elle me donne le ok pour continuer. Je me sens comme un enfant à la fin des classes: tellement content que je l’embrasserais sur le champ ! Mais je m’abstiens, au cas où ça la ferait changer d’idée.
Barbara me dit que Joan vogue allègrement presque 2 heures devant moi. Cool, je vais peut-être le croiser en débutant la boucle du lac Gale.
Sections 21 et 22 : le tour du lac Gale 2 (kilomètres 135 à 151)
J’entame la partie plus « facile » du parcours dans la bonne humeur. Plus que 25 petits kilomètres, relativement (je dis bien, relativement) faciles. Si seulement je peux garder ma deuxième place, ce sera parfait. En plus, les chances sont bonnes pour que je termine la boucle à la clarté.
Dans la montée du chemin de terre, je vois deux coureurs s’approcher. Est-ce Joan ? Cool ! On va pouvoir mémérer un peu… Ils approchent à une bonne vitesse, assez pour que je me demande si un coureur qui a 150 kilomètres dans les jambes peut tenir un tel rythme. Joan ? « Yes ! » que j’ai comme réponse et il passe en coup de vent, accompagné par un coureur sans dossard. A-t-il pris un pacer ? Joan ? Naaah !
Ouin bon, pour la jasette, on repassera. Il a probablement envie d’en finir au plus sacrant et il l’avait dit en conférence : dans le dernier tiers d’un 100 miles, il n’est pas le plus agréable des hommes à côtoyer. En plus, comment peut-il savoir que je suis celui qui le « suit » et que son avance est tout simplement insurmontable ? Bref, je ne lui en tiens vraiment pas rigueur, on aura bien l’occasion de se reparler au cours de la journée.
Un peu plus loin, j’entends des pas derrière. Mais j’ai appris : ce ne sont pas des pas d’un coureur du 160k , il va beaucoup trop vite. Arrivé à ma hauteur, je reconnais Sébastien, l’homme derrière l’UT Harricana. « Sébastien ? ». Il ralentit et on fait un petit bout ensemble. Je me demande s’il sait qui je suis… Puis, après 2-3 minutes, comme ses jambes sont légèrement plus fraîches que les miennes, il s’envole littéralement. Sur le coup, mettons que je l’envie un petit peu… Mais quelle course il fait, donc ? C’est mêlant, leur histoire de courses à relais.
Tout juste avant d’arriver aux sentiers, j’aperçois une bonne dizaine de frontales dans les bois. C’est beau à voir. Les sentiers menant au Balnéa 2 (kilomètre 141) passent plutôt bien. Lentement, mais bien. Sur place, les bénévoles me reconnaissent : « Ça va toujours bien, on dirait ! ». Heu, on s’est déjà vus quelque part ? Moi qui dis toujours que j’ai la mémoire des visages… Je mets ça sur le compte de la fatigue (hum hum).
Soudain, je suis pris d’étourdissements. Bon, c’est quoi cette affaire-là ? Je secoue la tête et met ça (encore) sur le dos de la fatigue. Ok, il ne faut surtout pas que ça paraisse. J’ai besoin de caféine, on dirait que celle contenue dans les gels ne fait plus assez effet. Du café ? Over my dead body ! Je réclame donc du Coke. On m’en sert… dans une petite maudite canette. C’est quoi, ces canettes-là ? Est-ce que j’ai l’air d’un nain ? D’un Lilliputien ? Donnez-moi une vraie canette, je veux une vraie dose !
Ben non, je demeure poli. Ces gens-là se donnent corps et âme pour nous, ce n’est pas le moment de jouer à la prima dona. Je les remercie et sans plus attendre, je me lance à l’assaut des dernières grandes difficultés du parcours.
Il faut croire que j’ai fini par apprendre parce que cette fois-ci, je m’attends… à ce que mes attentes soient déçues. Encore une montée qui ne finit plus, encore un point de vue superbe qui semble ne plus jamais vouloir s’offrir à moi. Et quand, ça se produit, ce que je vois est plutôt… ordinaire. Je croyais qu’avec le soleil levant, les couleurs d’octobre, le lac, j’aurais droit à ce que la nature a de plus spectaculaire à offrir. Hé non. Avec la brume matinale, tout est gris. Bof… Ok, vivement qu’on en finisse !
Après plusieurs kilomètres en majeure partie descendants, je retrouve mon chemin de terre. J’ai le sourire aux lèvres quand je passe pour une dernière fois devant la maison où deux superbes labernois me regardent passer pour la quatrième fois, la face en point d’interrogation, ayant l’air de dire : « Qu’est-ce qu’il fout encore là, lui ? ».
Pour regagner le camp de base, j’emprunte le bon chemin cette fois-ci (l’indication était pourtant très claire, comment ai-je pu manquer ça tantôt ?). Sur place, Barbara m’annonce que Joan a terminé (ho surprise), mais surtout, que j’ai au moins 1h15 d’avance sur 3 coureurs qui évoluent ensemble en troisième position.

Au petit jour, cinquième passage au camp de base… par le bon chemin cette fois !
C’est la première fois que je suis informé de l’avance que j’ai sur mes poursuivants. 1h15 ? 75 minutes ?!? Non !?! J’ai alors une illumination : je peux me contenter de faire ce qui reste en marchant et jamais ils ne me rattraperont. À moins d’un pépin majeur, je vais terminer mon premier 100 miles en deuxième position. HOLY CRAP !!!
Mon père me dit qu’il a tenu ma mère au courant de mon évolution et qu’elle fait dire qu’elle est fière de moi.
Sections 23 et 24 : le mont Oak 2 (km 151 à 160)
En quittant, je demande à la blague à mon père s’il veut faire un petit bout avec moi. Il est étonné de me voir continuer ainsi sans faiblir (je faiblis, je le sens, c’est juste que je ne le montre pas). Il me prend au pied de la lettre et se met à me suivre ! Il est en très bonne forme, là n’est pas le problème, mais s’il fallait qu’il se plante et se fracture l’autre main… Je lui dis que je ne faisais que le niaiser et « accélère ».
En quittant le camp de base pour la dernière fois, on annonce que Joan va bientôt donner le départ de la course de 55 kilomètres. Ça veut donc dire qu’il est arrivé depuis un bout. A-t-il terminé avant le lever du soleil ?
Au bout de 300-400 mètres, le gueling-gueling de ma cloche parvient à se rendre à mon cerveau. Merde, j’ai laissé ma frontale en passant, mais j’ai oublié de me débarrasser de ma foutue cloche. C’est qu’elle m’énerve… Vais-je endurer ça 9 autres kilomètres, dans les interminables spaghettis ? J’envisage de retourner pour la dropper. Ou de la garrocher au bout de mes bras. Puis je me dis que dans le fond, ça doit faire 12 heures que je l’endure, ce n’est pas pour 1 heure de plus que je vais mourir…

À l’assaut de la dernière boucle, au son du gueling-gueling de ma cloche à ours
Dans les sentiers, je porte une attention particulière à la douleur que j’ai à la jambe droite. C’est que je traine une périostite depuis le début de l’été, alors je suis habitué à ne pas être confortable dans cette région. Sauf que là, on dirait que la douleur n’est pas vraiment au niveau du tibia, mais plus bas.
Je m’arrête et réussis tant bien que mal à me pencher pour tâter au niveau de la cheville. C’est un peu trop enflé à mon goût. Ça ne m’empêchera pas de terminer, mais je vais devoir prendre un break de course pour quelques jours, voire quelques semaines. Merde ! En automne, arrêter de courir, c’est inhumain. Oui oui, in-hu-main!
Au dernier ravito, j’y suis accueilli par deux très belles femmes (il y a également un monsieur sur place, mais mon esprit l’élimine naturellement, on dirait ;-)). Wow, ça me donne le goût de refaire cette boucle-là ! Vous étiez où durant la journée d’hier et la nuit ? Problème cependant : après presque 24 heures dans les sentiers, mes manières ont un petit peu perdu de leur lustre. Et comme l’air dans mes intestins tient absolument à sortir, je me retrouve incapable de le retenir. Évidemment, il fallait que ça se fasse dans la version bruyante…
Les dames n’en font pas de cas et commencent à me faire l’inventaire de ce qu’il y a à ma disposition : eau, Gatorade, bouillon de poulet, bretzels, patates, chips… Du Coke, je vous en supplie, je veux du Coke !!! Aussitôt, une autre canette pour nains se retrouve dans mes mains. Je la cale d’un trait, puis commence à piger à deux mains dans le plat de chips (pas moyen d’en avoir au BBQ ? Au ketchup ?) avant d’enfouir le tout dans mes poches (quand je dis que mes manières laissent à désirer…) pour la route, comme on dit. Une des dames me prend aussitôt en pitié et m’offre un « petit » ziploc. En fait, il est tellement « petit » qu’il peut contenir l’équivalent d’un gros sac de chips ! Et je vais trainer ça comment, moi ?
Je ne m’attarde pas plus longtemps. Je sais que mon avance est insurmontable, mais je sens tout de même une certaine urgence à poursuivre. J’ai beau me dire qu’à trois, ils ne peuvent pas aller plus vite que le plus lent, que j’ai 1h15 d’avance, qu’ils ne peuvent pas me rejoindre, rien à faire, je ne peux pas relâcher mon attention. Comme si je savais que le travail n’est pas encore terminé.
Après des milliers de lacets, j’aboutis dans le champ qui me mènera à l’arrivée. Le soleil est radieux, le ciel est d’un bleu immaculé, les couleurs d’automne sont à leur apogée. Quelle superbe journée !
Je marche la partie ascendante, puis reprends la course au niveau des obstacles équestres. Je savoure pleinement ce dernier kilomètre de la plus belle course de mon existence. Des torches ont été plantées sur le bord du chemin de terre. Je dois résister à l’envie d’en prendre une pour terminer. Il me semble que ça ferait une superbe photo…

J’approche de l’arrivée. L’aventure tire à sa fin.

Plus qu’une centaine de mètres…

Heureux, mais le visage porte les traces d’une looooongue journée
J’aperçois l’arche. Voilà c’est fini. Je m’attends à ce qu’on m’annonce, mais je n’entends rien. Bah, pas grave. C’est aussi ça, un ultra…

Les derniers mètres
Après 24 heures, 20 minutes et 9 secondes, je franchis la ligne d’arrivée. Ça fait des mois, des années même que j’en parle. Je l’ai fait. J’ai couru 100 milles. 100 fucking miles américains. Et j’ai fini deuxième.
Je ne le réalise pas vraiment…